Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2021 de Politique étrangère (n° 2/2021). Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Michel Foucher, Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique (Robert Laffont, 2021, 336 pages).

Dans ces 300 pages, on lira trois livres. La confession d’un destin privé d’abord : fidélités, hasards, bifurcations, évoqués de façon discrète et parfois émouvante, dessinent une vie professionnelle fort variée, combien plus passionnante, sans nul doute, que celle d’un rejeton de grand corps jamais sorti de ses rails. On suivra ainsi Michel Foucher, des voyages de sa jeunesse en Amérique latine jusqu’à ses visites de diplomate ou de géographe accompli sur tous les continents : Asie, Afrique, Europe, Moyen-Orient…, avec partout l’obsession de saisir, comme universitaire, comme chercheur, comme praticien, comme diplomate, comment s’inscrivent dans l’espace l’affirmation et le développement des sociétés humaines.

Ces pages témoignent surtout d’une confrontation au monde, dans sa dynamique la plus visible : quand la géographie dénonce, organise, modèle, les conflits politiques. À travers, par exemple, la création de l’Observatoire européen de géopolitique de Lyon, structure alors inédite s’adressant à tous les acteurs du jeu international, et au premier chef aux entreprises ouvertes à l’étranger. Mais c’est dans la partie « officielle » de sa carrière, en particulier au ministère des Affaires étrangères (au CAP, au cabinet du ministre puis comme ambassadeur), au tournant des deux siècles, que les questions les plus opérationnelles sont posées au géographe. Et tout particulièrement sur l’avenir de l’Union européenne, cet ensemble à la fois ferme sur ses principes et mou sur sa géographie, qui n’ose pas penser sa finitude dans l’espace, c’est-à-dire sa capacité à se voir comme corps politique face aux autres.

Car la géographie – et c’est là le troisième ouvrage, qui passe de l’expérience au théorique – ne se contente pas de décrire les paysages comme le croient les élèves ennuyés du secondaire : elle fonde, elle crée. Ce statut de créateur du monde, en particulier du monde politique, s’affirme dans toutes les expériences de terrain relatées : qu’il s’agisse de confronter des étudiants français à l’au-delà d’un paysage familier ou de penser la pertinence des frontières africaines. Émerge alors progressivement de ces pages une véritable théorie de la géographie appliquée à notre temps.

On sait que Michel Foucher est l’homme des frontières : une notion qu’il suit, peaufine, approfondit depuis ses premiers ouvrages. On retrouvera ici avec grand intérêt son approche de ces frontières, conçues non comme des machines infernales à diviser, mais comme des repères permettant, sous des formes très diverses et sur la longue durée, aux communautés humaines de peupler l’espace et d’y coexister. « Le retour de la géographie qui s’observe est le symptôme d’un ordre mondial en transition » : on ne saurait dire mieux en moins de mots… L’analyse « frontiériste » de l’auteur est particulièrement utile en un temps de reformatage du système international qui menace de nous ramener aux logiques d’empire, d’influence, d’exclusion du XIXe siècle. La pandémie du COVID-19 n’arrangeant certes pas les choses, qui nous écartèle entre évidences universalistes et obsessions nationales.

Quels que soient l’ordre ou le désordre du monde demain, ils s’inscriront dans des géographies de long terme en adoptant des formes peut-être inédites, qu’il nous faut dès aujourd’hui imaginer, et comprendre. Seuls quelques naïfs Européens rêvent encore de se réveiller dans un monde de l’après-puissance, de l’après-histoire, de l’après-géographie.

Dominique David

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