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Great Games, Local Rules. The New Great Power Contest in Central Asia

Cette recension est issue de Politique étrangère 1/2013. Gaïdz Minassian propose une analyse de l’ouvrage d’Alexander Cooley, Great Games, Local Rules. The New Great Power Contest in Central Asia (Oxford, NY, Oxford University Press, 2012, 272 pages).

00-Cooley-9780199929825L’Asie centrale, libérée du manteau soviétique en 1991, est la seule région en proie aux rivalités des principales puissances du monde : puissances globales (États-Unis, Union européenne) comme puissances émergentes (Russie, Chine, Inde). Cette singularité n’a pas échappé à Alexander Cooley qui considère que l’Asie centrale, espace géopolitique mal défini, est tiraillée entre l’aigle (américain), l’ours (russe) et le dragon (chinois).

Le nouveau Gouvernement du monde. Idéologies. Structures. Contre-pouvoirs

Cet article, rédigé par Anne-Sophie Novel, est un extrait de Politique étrangère volume 76, n°3, paru à l’automne 2011, portant sur l’ouvrage de Georges Corm « Le nouveau Gouvernement du monde. Idéologies. Structures. Contre-pouvoirs » (La Découverte, 2010).

Georges Corm signe ici un ouvrage pédagogique limpide sur l’état actuel du monde. Cet économiste de profession, spécialiste du Moyen-Orient et de la Méditerranée, a forgé son expertise au cours de nombreuses années de conseil auprès d’organismes internationaux et d’institutions financières. Il livre une analyse critique de la mondialisation et se lance dans un plaidoyer contre les « absurdités sociales auxquelles le monde globalisé nous a menés, et continue de le faire tous les jours ».

Reprenant tour à tour les facteurs culturels, sociologiques, politiques et économiques qui ont donné sa force au mouvement de globalisation, l’auteur entend aller contre les idées reçues et identifier les causes premières des dérèglements dont nous sommes victimes.

Sa démonstration se déroule alors de manière méthodique. Reprenant les fondements du néolibéralisme, G. Corm explique à quel point il est nécessaire d’en démystifier la doctrine économique et de sortir des éternels (faux) débats. Il faudrait par exemple cesser de vouloir sans cesse réduire la place de l’État dans l’économie, de prôner la sacro-sainte flexibilité des salaires, d’idéaliser les systèmes de retraites par capitalisation ou de croire en l’existence de bonnes pratiques pour les investisseurs.

Pire, d’après l’auteur : la grille de lecture du néolibéralisme, non contente de rétrécir le champ des débats économiques, nous empêche de faire face convenablement aux grands enjeux de notre temps. La lutte contre le réchauffement climatique, par exemple, est faussée « par tous ces a priori de la doctrine néolibérale en vertu de laquelle il faut refuser tout contrôle direct des États sur les questions du réchauffement climatique ». Ne devrait-on pas plutôt s’attaquer à la société de consommation et aux gaspillages économiques massifs qu’elle entraîne ? La lutte contre la faim dans le monde et la pauvreté subissent la même logique : sous couvert d’un développement à visage humain, nous oublions d’interroger les causes des inégalités sociales et matérielles, de l’exclusion et de la pauvreté.

Comment, dans ces conditions, aborder les problèmes cruciaux qui demeurent dans le monde ? Comment remettre en cause les dérèglements des systèmes de production des grands pays industrialisés ? Comment sortir des réflexes pavloviens du consumérisme, qui aujourd’hui se retrouvent même dans les logiques politiques ? Autant de questions posées par l’auteur, qui n’hésite pas à étayer ses propos de théories élaborées par les grands penseurs de l’altermondialisme.

Ces remises en cause viennent alors interroger l’évolution de l’enseignement de l’économie. Pour G. Corm, « l’enseignement académique de l’économie prétend désormais avoir accédé au statut de “science dure”. L’absence de discussions approfondies sur cette question permet à ce pouvoir de continuer à fonctionner avec la légitimité que lui attribue l’enseignement de l’économie, stéréotypé et homogénéisé à l’échelle mondiale. » En ligne de mire notamment : la mathématisation de l’approche économique et la tentation de faire de l’économie une science capable de prédire l’avenir avec certitude. Sans parler de la financiarisation de l’économie et de l’utilisation à outrance des modèles économétriques.

G. Corm scrute le pouvoir mondialisé et l’uniformisation du monde pour s’essayer à un – fort utile – exercice prospectif de dé-mondialisation.

Raymond Aron et la théorie des relations internationales (S. Hoffmann)

Né à Vienne (Autriche) en 1928, Stanley Hoffmann vit en France de 1930 à 1955, année de sa nomination comme professeur à Harvard. Il y enseigne, notamment, les sciences politiques et la civilisation française. En 1968, il fonde le Centre d’études européennes de Harvard, dont il reste président jusqu’en 1995, tout en enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’École des hautes études en sciences sociales. Immédiatement après la mort de Raymond Aron, Stanley Hoffmann offrait à Politique étrangère une synthèse de sa pensée, rendant ainsi hommage à une vision internationale d’un libéralisme lucide et réaliste. Ce texte a été publié pour la première fois dans Politique étrangère, no 4/1983.

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L’ampleur de l’œuvre de Raymond Aron a toujours fait le désespoir de ses commentateurs – et de ses disciples. On peut s’attendre à la publication de divers textes inédits ; néanmoins, hélas, cette œuvre est désormais achevée. Ce qui devrait permettre d’étudier enfin, en profondeur, la contribution scientifique qu’elle a apportée – de séparer en quelque sorte les deux activités que Raymond Aron a menées de concert et a souvent entremêlées : l’activité proprement journalistique, commentaires d’une actualité qu’il se sentait le devoir d’élucider et d’interpréter, et l’activité du théoricien, philosophe de l’histoire, sociologue des sociétés contemporaines, ou critique de la pensée politique et sociale des grands auteurs.

La note qui suit n’a d’autre objet que de résumer brièvement ce qui me semble avoir été la contribution scientifique de Raymond Aron à la théorie des relations internationales. Je ne parlerai donc guère d’ouvrages, ou de parties d’ouvrages, qui relèvent avant tout du commentaire de l’actualité, ni même de ce qui, dans son œuvre, prend la forme du récit historique (comme la majeure partie de République impériale) ; je ne dirai rien non plus du premier volume de Clausewitz qui appartient au vaste domaine de la critique des grands auteurs. Je ne recommencerai pas non plus l’analyse détaillée de Paix et guerre que j’avais publiée peu après la sortie de ce maître livre.

Il n’est pas possible de se livrer à cette étude sans être frappé par l’originalité de l’apport de Raymond Aron. Par rapport aux travaux français antérieurs, avant tout : en gros, jusqu’au début des années 1950, la politique extérieure et les rapports entre les États étaient du ressort des historiens, des juristes, dans une moindre mesure des économistes. C’est Raymond Aron qui, dans ce pays, a véritablement créé une discipline autonome des relations internationales, située au carrefour de l’histoire, du droit, de l’économie, mais aussi de la science politique et de la sociologie, et caractérisée par ce que l’on pourrait appeler un ensemble cohérent et rigoureux de questions, qui tendent à rendre intelligibles les règles constantes et les formes changeantes d’un type original d’action : celui que mènent sur la scène mondiale les représentants des unités, diplomates et soldats, autrement dit la conduite diplomatico-stratégique. Les lois et modalités de cette conduite faisaient déjà, à la même époque, l’objet de travaux importants aux États-Unis, et Raymond Aron n’a jamais cessé, dans ses livres et articles, de dialoguer avec ses collègues d’outre-Atlantique (en particulier Hans Morgenthau, l’émigré allemand dont l’influence fut si forte dans son pays d’adoption, à la fois sur les universitaires et sur les praticiens, Henry Kissinger – qui a été l’un et l’autre – tout particulièrement). Mais, par rapport aux spécialistes américains des relations internationales, l’originalité de Raymond Aron éclate aussi : comme nous le verrons, son coup d’œil est plus vaste, ses constructions sont plus souples (ce qui lui fut parfois reproché par des esprits avides de certitudes…), et ses analyses ont parfois précédé celles d’outre-Atlantique.

LA SPÉCIFICITÉ DES RELATIONS INTERNATIONALES

L’ambition de Raymond Aron est à double face – par un paradoxe fort caractéristique, sa pensée est à la fois audacieuse et modeste. L’audace apparaît dans la volonté même de présenter une théorie générale, en partant de ce qui fait la spécificité des relations internationales : « la pluralité des centres autonomes de décision, donc du risque de guerre », ou encore « la légitimité et la légalité du recours à la force armée de la part des acteurs ». Il en découle, en premier lieu, une règle impérative de conduite pour ceux-ci : « la nécessité du calcul des moyens » ; en second lieu, les six questions fondamentales pour l’étude des constellations diplomatiques (trois questions objectives : détermination du champ, configuration des rapports de puissance dans ce champ, technique de guerre ; et trois questions subjectives ou « idéologico-politiques » : reconnaissance réciproque, ou non, des unités, rapports entre politique intérieure et extérieure, sens et buts de cette dernière) ; en troisième lieu, la mise en forme des réponses à ces questions dans l’étude des systèmes internationaux – ensembles organisés en fonction de la compétition entre leurs unités – et dans la typologie de ces systèmes (pluripolaires et bipolaires). L’analyse des systèmes a été très poussée aux États-Unis, vers la fin des années 1950. Mais celle de Raymond Aron est doublement originale. D’une part, comme il met l’accent sur la spécificité des relations internationales, sur la différence fondamentale entre politique extérieure et politique intérieure, entre le type idéal de la conduite diplomatico-stratégique (absence de pouvoir supérieur aux unités, absence ou faiblesse des valeurs communes) et le type idéal de la conduite que l’on pourrait appeler civique, il prend soin de partir de concepts propres aux relations internationales, alors que ses collègues américains partent souvent de « concepts qui s’appliquent à d’autres domaines que celui des relations internationales », tels que puissance et conflit. Raymond Aron, lui, prend soin de spécifier la différence entre la « politique de puissance » dans un milieu que domine le risque de recours à la force par les unités en compétition, et l’usage du pouvoir de contrainte au sein d’une collectivité par l’État qui en a le monopole, et il distingue aussi les tensions et conflits – matière première de toute société – des guerres – conflits violents entre unités politiques. D’autre part, la conception que Raymond Aron a des systèmes et de leur force contraignante ou déterminante par rapport aux unités qui en sont les éléments constitutifs est beaucoup plus modeste que celle d’un Morton Kaplan par exemple.

C’est là l’autre face de son entreprise théorique. Nul n’a montré de façon plus convaincante l’impossibilité de parvenir ici à un « système hypothético-déductif […] dont les relations entre les termes (ou variables) revêtent […] une forme mathématique » ; et cela, parce qu’à la différence d’autres actions, celle du diplomate et du soldat n’a pas de « fin rationnelle » comparable à celle du joueur de football (gagner) ou des sujets économiques (maximiser les satisfactions). Il en résulte, d’abord, que la théorie ne saurait guère aller au-delà d’une « analyse conceptuelle » qui a pour objet de « définir la spécificité d’un sous-système, [de] fournir la liste des principales variables, [de] suggérer certaines hypothèses relatives au fonctionnement d’un système ». Il en résulte ensuite que cette théorie ou conceptualisation est beaucoup plus difficile à séparer de l’étude sociologique et historique concrète (dont dépend l’intelligibilité des conduites des acteurs, de leurs calculs de forces et des enjeux des conflits), que dans le cas de la théorie économique : comprendre un système, ce n’est pas saisir les règles d’un jeu entre entités abstraites, x, y ou z, mais savoir quels sont les traits originaux d’États nationaux bien différenciés, par exemple. C’est pourquoi les systèmes sont « au sens épistémologique du terme, indéfinis » : « d’aucune théorie on ne saurait déduire comme conséquence nécessaire la mise à mort industrielle de millions de Juifs par les hitlériens », ni d’ailleurs les relations interindividuelles ou interétatiques qui constituent le commerce pacifique entre les collectivités. Autrement dit, la conceptualisation de Raymond Aron mène à la théorie de ce que Rousseau avait nommé « l’état de guerre », non à celle de la société transnationale ou du système économique mondial, qui obéissent à d’autres règles, à une autre logique ; et même dans son domaine légitime elle ne permet pas de saisir, à elle seule, le comportement des acteurs.

Lorsque Raymond Aron traite de celui-ci, ses analyses semblent se rattacher à l’école « réaliste », école illustre et vénérable, puisque l’on peut compter parmi ses membres le père fondateur de l’étude des relations internationales, Thucydide, Nicolas Machiavel, Thomas Hobbes, le sociologue Max Weber tant admiré par Raymond Aron, et, parmi les contemporains, Hans Morgenthau, Edward H. Carr, le théologien protestant américain Reinhold Niebuhr et George Kennan : nécessité du calcul des forces, rôle déterminant de la force parmi les éléments de la puissance, permanence des ambitions nationales et des périls pour la survie, impératif de l’équilibre, impossibilité d’une « morale de la loi » et d’une paix par le droit, sagesse d’une morale de la responsabilité plutôt que d’une éthique de la conviction, importance des facteurs géopolitiques dans la détermination des objectifs des États, rôle primordial de ceux-ci parmi tous les acteurs sur la scène du monde, possibilité de concevoir la politique comme « l’intelligence de l’État personnifié » (plutôt que comme celle d’une classe ou d’une idéologie, ou comme un processus complexe et indécis), tels sont les points communs à tous les « réalistes ».

Mais si l’on compare Raymond Aron aux autres, on découvre quatre séries de différences. La plus importante est d’ordre conceptuel. D’une part, comme on l’a déjà vu, Raymond Aron se distingue de Machiavel, Hobbes et Morgenthau en refusant de voir dans la quête de la puissance l’essence de toute politique, en distinguant politique intérieure et extérieure, et aussi puissance comme moyen et puissance comme fin. D’autre part, en ce qui concerne le domaine spécifique des relations internationales, il se méfie de concepts passe-partout qui semblent au premier abord cerner la spécificité de la conduite diplomatico-stratégique, mais se révèlent équivoques ou dangereux à l’analyse. C’est ainsi qu’il pourfend la notion d’intérêt national, clef de voûte de la théorie de Morgenthau, mais formule tirée d’« une pratique et [d’] une théorie des époques heureuses », où existait « un code non écrit du légitime et de l’illégitime », alors que dans les périodes révolutionnaires « aucune puissance ne restreint ses objectifs à l’intérêt national, au sens qu’un Mazarin ou un Bismarck donnait à ce terme », et que cet intérêt est alors largement défini en termes idéologiques.

La critique des concepts trop abstraits et simplistes est liée à un trait essentiel du « réalisme » aronien : il renoue avec Thucydide en plongeant en quelque sorte la théorie dans l’histoire, afin de veiller à ce que celle-là n’aille jamais au-delà de ce que celle-ci enseigne, et ne soit pas plus rigide et plus prescriptive que ce que l’histoire permet : sur ce point, le contraste avec les ambitions normatives et la volonté de prévision des théoriciens américains est frappant. Il s’agit aussi de soumettre les concepts généraux à la critique de l’histoire. Pour Raymond Aron, la théorie devait à la fois compléter et s’insérer dans la « sociologie historique » des relations internationales. C’est l’histoire, en effet, qui montre la nature indéfinie des systèmes. Raymond Aron a toujours rejeté les déterminismes et les thèses « monistes » qui cherchent à expliquer des phénomènes complexes par un seul facteur. Il a toujours cherché à séparer les causes profondes des accidents, et à montrer comment s’opérait la conjonction de séries historiques distinctes. « Le cours des relations internationales reste suprêmement historique, en toutes les acceptions de ce terme : les changements y sont incessants, les systèmes, divers et fragiles, subissent les répercussions de toutes les transformations […], les décisions prises par un ou quelques hommes mettent en mouvement des millions d’hommes et déclenchent des mutations irréversibles… ». C’est dans Les Guerres en chaîne (1951), lorsqu’il analysa les origines et la dynamique de la guerre de 1914, qu’il a le plus puissamment montré comment un « raté diplomatique » et une « surprise technique » se sont conjugués pour produire une catastrophe dont personne ne voulait, et une « guerre hyperbolique » entièrement imprévue. Plus tard, il devait, dans son livre sur la diplomatie américaine, montrer à la fois le caractère inévitable de la guerre froide, et le côté beaucoup plus accidentel de certains de ses développements.

Une troisième différence importante porte sur l’idée, si fréquente chez les « réalistes », du primat de la politique extérieure. Un théoricien américain contemporain, Kenneth Waltz, que l’on peut rattacher à cette école a, pour édifier une théorie rigoureuse des relations internationales, voulu ramener celle-ci à l’étude des rapports entre la structure du système (définie comme la distribution de la puissance entre les unités) et les relations que celles-ci ont les unes avec les autres : ce qui revient à exclure toute considération de ces « sous-systèmes » que constituent les régimes politiques et économiques, les rapports sociaux, les idées, au sein des unités. Raymond Aron – même s’il a parfois, comme dans République impériale, traité trop rapidement des déterminants intérieurs d’une politique étrangère – a affirmé que « la théorie des relations internationales ne comporte pas, même dans l’abstrait, une discrimination entre variables endogènes et variables exogènes». C’est « la parenté ou, au contraire, l’hostilité des régimes établis dans les États » qui dicte la distinction importante entre systèmes homogènes et systèmes hétérogènes (empruntée à Panayis Papaligouras) – une distinction qui résulte de l’idée que « la conduite extérieure des États n’est pas commandée par le seul rapport des forces » : les objectifs sont partiellement fixés par la nature du régime et par son idéologie. L’issue des conflits limités de l’ère nucléaire n’est pas, elle non plus, dictée par le seul rapport des forces, comme l’a montré la guerre du Vietnam : là, c’est l’impossibilité de parvenir au « but politique » – un gouvernement sud-vietnamien capable de se défendre seul – qui a entraîné la défaite militaire du plus fort.

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[Edito] Guerre contre le terrorisme et avenir de la PAC au menu du dernier Politique étrangère

Le n°2/2011 de Politique étrangère est disponible. Les deux thématiques à l’honneur pour ce numéro sont « Al-Qaida et la guerre contre le terrorisme » et « L’Avenir de la PAC« .

(pour consulter le sommaire, cliquer sur l’image)

EDITO
Ces derniers mois ont déclaré Oussama Ben Laden mort deux fois : noyé dans les aspirations démocratiques arabes, puis abattu au Pakistan. Sa gloire aurait-elle duré dix ans seulement qu’elle laisserait pourtant le monde différent. Certes, le 11 septembre 2001, qui impose l’image d’un « hyperterrorisme » et celle d’une « islamisation » de la violence, n’est pas l’événement singulièrement fondateur que d’aucuns décrivirent alors : l’ascension des économies émergentes ou la crise économique marquent déjà le siècle de tendances longues autrement plus déterminantes. D’une certaine manière, le 11 septembre accouche pourtant d’un monde nouveau, en ce qu’il ouvre une vision neuve des rapports de force dans le monde, des rapports entre unités politiques contemporaines.

 

Dans les années qui suivent le coup de tonnerre de septembre 2001, certains commentateurs installent le phénomène terroriste au cœur des scénarios de violence du siècle qui s’ouvre : l’asymétrie terroriste, appuyée sur le développement et la diffusion des technologies, sera la référence des conflits du siècle, y occupera une place centrale, de plus en plus large. Dix ans plus tard, la prédiction ne s’est pas réalisée. Et les mesures mises en œuvre par les États – dont le 11 septembre signe d’une certaine manière le « retour » – s’avèrent plutôt efficaces pour maintenir les actions terroristes dans une relative marge, aussi sanglante soit-elle.

Il reste que cette période a profondément modifié notre vision du monde. Du côté des puissances, les succès de la lutte antiterroriste, mais aussi les terribles errances de la puissance américaine dessinent une scène internationale différente. Les États-Unis sont toujours là, dominants, centraux, mais changés. Ailleurs, l’idée même d’asymétrie et l’échec américain en Irak – avant même qu’on ne puisse tirer un bilan de la guerre afghane – dessinent aussi un monde plus divers. Un monde où les hypothèses de conflits et les formes d’usage de la force sont beaucoup plus nombreuses, déclinées, que ce que nous imaginions dans la dernière décennie du XXe siècle.

Le dossier que publie ici Politique étrangère témoigne de cette diversité du monde conflictuel, sans doute plus visible depuis dix ans, et de la difficulté qu’ont les puissances classiques à s’y orienter. Le terrorisme apocalyptique ne s’est pas concrétisé. Al-Qaida survit, mais sous des formes localement plus que globalement dangereuses, et des formes d’organisation que nous n’avions guère imaginées. Les engagements en Irak puis en Afghanistan renvoient à des formes de guerre où les rapports asymétriques prédominent, contraignant les armées occidentales à revenir à des formes de raisonnement oubliées – contre-insurrection, pacification, etc. Le tout sous cette interrogation plus globale : nos esprits, nos modes de raisonnement doivent certes évoluer, mais aussi nos structures de forces ; dans quel sens, et avec quels moyens ?

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Cette dernière question – l’adéquation des instruments politiques et militaires aux décisions d’engagement, d’intervention dans un conflit – est clairement posée par l’aventure libyenne. À l’heure où ces lignes sont écrites, son issue n’est pas connue ; elle a pourtant déjà, très près de nous, fait plusieurs blessés.

Au premier chef, c’est la notion même d’intervention humanitaire qui est sans doute touchée. Décidée selon d’honorables critères de protection des populations, l’intervention aérienne contre le régime Kadhafi paraît vite quelque peu brouillonne (sans objectif militaire ni politique clairement identifié), voire assez arbitraire : les populations libyennes ont droit à la protection internationale, mais pas les syriennes. On comprend bien pourquoi ; il reste que c’est la légitimité même de l’intervention internationale dans ces opérations humanitaires qui s’en trouve questionnée – sans parler des divergences d’interprétation des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies entre ceux-là mêmes qui les votent. Autre victime : l’Union européenne (UE), aux abonnés absents de la diplomatie, et qui se divise sur Schengen, l’un de ses acquis les plus symboliques aux yeux du monde extérieur. Aucune puissance européenne n’a apparemment songé à inscrire ses débats et décisions dans le cadre de la fameuse Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) que le traité de Lisbonne devait réorganiser.

Victime collatérale peut être encore plus significative pour le court terme : l’entente franco-allemande. L’abstention de la République fédérale d’Allemagne (RFA) dans l’affaire libyenne est étonnante pour un pays qui aspire à un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Mais elle est plus préoccupante par ce qu’elle suggère, à terme, de désir de désengagement de la part d’une puissance européenne dominante : Berlin en est-il vraiment à se vouloir une puissance exclusivement commerciale, économique, civile ? Dernière victime – en perspective –, enfin : l’Alliance atlantique. La division des alliés, la valse-hésitation des principaux d’entre eux autour de son rôle dans la manœuvre militaire viennent s’ajouter à la confusion qui se profile face à l’enlisement des opérations afghanes… Décidément, 2011 risque, bien au-delà de la Méditerranée, de marquer la décennie.

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Ce numéro de Politique étrangère interroge encore l’avenir de l’UE autour d’une de ses politiques les plus emblématiques : la Politique agricole commune (PAC). Succès incontestable pour l’agriculture européenne dans son ensemble depuis plusieurs décennies, instrument décisif d’intégration, en particulier pour les derniers élargissements en Europe centrale, la PAC se retrouve au centre des discussions sur les budgets futurs, c’est-à-dire la politique à venir de l’UE, en un temps de doute général sur les voies et les finalités mêmes de la construction européenne. Le paradoxe étant que l’évolution internationale rend cette politique commune sans doute plus nécessaire que jamais. Certes, la PAC doit évoluer, s’adapter à des temps nouveaux, mais seule une politique européenne intégrée peut contribuer à répondre aux gigantesques défis qui s’annoncent : sécurité alimentaire de la planète, nécessité d’amortir l’effet des fluctuations des prix des matières premières, danger environnemental, etc.

Interventions internationales – Afghanistan, Liban, Côte d’Ivoire, Libye – ; institutions internationales – Organisation des Nations unies (ONU), UE – ; évolutions et dynamiques des conflits dix ans après le 11 septembre : avec ce numéro, Politique étrangère choisit de camper au cœur de débats qui ont toutes chances d’organiser la décennie qui s’ouvre.

 

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