Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (3/2012). Jérôme Marchand propose une analyse de l’ouvrage de Dana Priest et William M. Arkin, Top Secret America: The Rise of the New American Security State (New York, Little, Brown, 2011, 296 pages).

Dana Priest et William M. Arkin sont tous deux d’excellents collecteurs d’informations utiles. La première – journaliste d’investigation au Washington Post – s’est vue décerner le prix Pulitzer à deux reprises. Le second a publié une dizaine d’ouvrages fort bien documentés consacrés pour la plupart aux forces armées américaines. Ensemble, ils ont coproduit en 2010 une série d’articles traitant de la dynamique d’expansion incontrôlée qui bénéficie, depuis plus d’une décennie, aux appareils de sécurité américains et aux tiers pécuniairement intéressés (entreprises du complexe militaro-industriel, fournisseurs, contractants et sous-contractants, sociétés militaires privées [SMP], ex-fonctionnaires pantouflards, etc.) évoluant dans leur sillage. Top Secret America s’inscrit dans le prolongement direct de ces textes exploratoires. L’ouvrage est plus ambitieux que son style d’écriture grand public ne pourrait le laisser croire.
Assistés d’une escouade de reporters et de documentalistes chevronnés, avisés par des insiders bien placés (pour certains lassés par les empiètements intempestifs du Pentagone), les auteurs se sont appliqués à reconstituer la trame de l’État secret post-11 septembre, à recenser les institutions à basse visibilité qui opèrent sous sa tutelle, à localiser ses points suburbains/ruraux d’implantation concentrée, à explorer les systèmes statutaires de distinction et d’exclusion (habilitations/cloisonnements) qui fondent sa légitimité alternative. Les résultats de cette enquête se montrent à la fois éclairants et préoccupants. Procédant par recoupements, les auteurs mettent en évidence une vaste mosaïque d’entités bureaucratiques opaques, installées, programmées et managées de manière quasi discrétionnaire, sans contrepoids effectif, et sans même que les gestionnaires placés à leur tête aient pleine connaissance de ce qui se fait sous leur autorité nominale. Toutes catégories confondues, le total des entités administratives travaillant sur des programmes classés « secret défense » serait au minimum de 1 200 organisations.
D’après les auteurs, cette prolifération pose de très graves problèmes (symbolisés dans le texte par la métaphore de la tumeur cancéreuse, qui revient à plusieurs reprises). Au plan politique, elle va directement à l’encontre des principes fondamentaux (rationalité/transparence/redevabilité) qui ont fait la force hégémonique de la démocratie américaine (exemplarité et confiance en soi). Au plan budgétaire, elle représente un gouffre sans fond, peu compatible sur le long terme avec la restauration de la compétitivité économique. Au plan administratif, elle participe à la constitution d’un État policier qui propage ses ruminations paranoïaques dans tous les secteurs de la vie quotidienne. Pis encore, laissent entendre les auteurs, l’efficacité instrumentale de l’État secret laisse fortement à désirer : même si le nombre d’analystes « spécialisés » a cru dans des proportions considérables, le bagage culturel standard de cette population semble hautement lacunaire (peu de cadres conceptuels abstraits, pas de connaissances de terrain, pas de sens des nuances anthropologiques et sociologiques). Résultat : des masses de dossiers et de rapports redondants, sans aucune valeur ajoutée, qui encombrent les systèmes décisionnels et nuisent au déchiffrage discriminatoire des menaces et des risques.
Cette mise en garde a-t-elle une chance d’avoir un quelconque impact institutionnel ? On peut en douter. Les ténors de la classe politique américaine n’ayant – pour le moment – aucun intérêt à engager une croisade frontale contre le complexe militaro-barbouzard et ses idéologies dysfonctionnelles, il y a fort à parier que cette entité va continuer à croître et à prospérer dans les années qui viennent.

Jérôme Marchand

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