Cette recension est issue de Politique étrangère 1/2013. Éliane Mossé propose une analyse de l’ouvrage de Patrick Moreau, De Jörg Haider à Heinz-Christian Strache : l’extrême droite autrichienne à l’assaut du pouvoir (Paris, Éditions du Cerf, 2012, 640 pages).
Erratum : une erreur a fait du président Heinz Fischer, PSÖ (Parti social démocrate), le candidat de l’ÖVP (Parti populaire autrichien) lors des élections présidentielles de 2010 ; il a été réélu, avec le soutien de l’ÖVP, qui souhaitait faire obstacle à la candidate FPÖ (Parti autrichien de la liberté).
Cette erreur est à présent corrigée dans cette version électronique de la recension.

00-MoreauL’arrivée au pouvoir, en février 2000, du Parti autrichien de la liberté (Freiheitliche Partei Österreichs, FPÖ) dirigé par Jörg Haider, connu pour sa participation annuelle à une amicale d’anciens SS ou ses déclarations fracassantes sur les succès de Hitler dans la lutte contre le chômage grâce aux « camps de travail », a fait l’effet d’un coup de tonnerre dans la communauté internationale, en particulier en Europe : comment une telle dérive avait-elle pu se produire en Autriche, pays prospère, pacifique, habitué à des gouvernements de coalition et pratiquant une culture de la concertation entre partenaires sociaux ? L’un des principaux intérêts du livre de Patrick Moreau est de nous éclairer sur les origines historiques et régionales de cette dérive.
Le FPÖ est né sur le terreau du pangermanisme et du nationalisme, qui se sont développés au xixe siècle et dont l’antisémitisme a été une composante essentielle, puis au début des années 1930 avec le nazisme. L’auteur donne à cet égard des informations très intéressantes sur la situation politique de l’Autriche dans l’immédiat après-guerre. C’est sous contrôle des Alliés que les élections de novembre 1945 se déroulent. Elles se traduisent par le succès de la droite modérée (le Parti populaire autrichien – Österreichische Volkspartei, ÖVP), qui obtient près de 50 % des voix, et du Parti socialiste d’Autriche (qui deviendra en 1991 le Parti social-démocrate d’Autriche, Sozialdemokratische Partei Österreichs, SPÖ, s’ancrant ainsi un peu plus au centre) avec 45 % des voix. Ces deux partis forment une « grande coalition » pour gouverner, le Parti communiste (5 % des voix) demeurant seul dans l’opposition. Cette coalition de la droite et de la gauche modérées gouvernera, à quelques exceptions près, jusqu’à nos jours.
Mais une troisième force, de droite nationaliste et radicale, apparaît lors des élections de 1949, l’Association des indépendants (Verband der Unabhängigen, VDU), qui obtient 11,8 % des suffrages. L’auteur estime que ce succès est essentiellement dû à l’élargissement, et donc à la nouvelle composition, d’un corps électoral passé de 3,4 millions en 1945 à 4,3 millions en 1949 – les 900 000 nouveaux électeurs étant constitués des prisonniers de guerre de retour au pays, des déplacés des Sudètes et surtout d’anciens nazis, dûment répertoriés (500 000) et interdits de scrutin en 1945, mais pour la plupart (482 000) amnistiés en avril 1948. À l’issue de divers conflits internes entre courant « national allemand » et courant libéral, le VDU, devenu en 1956 le FPÖ, va progressivement représenter une force électorale avec laquelle il faudra compter et des rapprochements avec l’un ou l’autre des deux partis de la grande coalition vont se produire, pour des raisons largement électoralistes. Ainsi, afin de réduire le poids de la droite traditionnelle représentée par l’ÖVP, le SPÖ dirigé par Bruno Kreisky (qui entretient de bonnes relations personnelles avec Bruno Friedrich Peter, chef du FPÖ avant J. Haider et nazi notoire) accepte une « petite coalition SPÖ/FPÖ » entre 1983 et 1986. C’est au tour de l’ÖVP de le faire en 2000 : le FPÖ est devenu un « parti respectable ». Cette évolution est largement due à la stratégie de J. Haider.
L’ascension de J. Haider va de pair avec un changement générationnel et idéologique du FPÖ, les libéraux y prenant une place importante aux côtés du courant national allemand. Jeune militant du parti, J. Haider a créé un cercle de réflexion, le cercle d’Attersee, dont l’objectif est de développer la composante libérale du parti. Grâce à ses talents d’orateur, à l’image de « beau gosse » toujours bronzé et sportif qu’il a su se créer, grâce aussi à ses réseaux, et en tirant habilement profit des dissensions entre courants libéral et national allemand, il est élu président du FPÖ au congrès d’Innsbruck le 14 septembre 1986. Il a 36 ans. Son programme est nationaliste (ne pas favoriser les étrangers au détriment des Autrichiens), libéral (baisse des impôts, flat tax, lutte contre la bureaucratie de Vienne et de Bruxelles) et social (aide aux plus démunis, amélioration du système éducatif).
L’une des composantes majeures de son ascension rapide est l’implantation régionale et locale sur laquelle il s’appuie en Carinthie, dont il devient, avec l’aide du FPÖ, gouverneur en 1988, après avoir commencé à s’y impliquer politiquement dès 1979. C’est le terrain idéal pour les idées de J. Haider : forte composante paysanne, attachement aux valeurs traditionnelles, hostilité au système de « grande coalition » entre les deux partis majoritaires qui se partagent les avantages du pouvoir – la « Proporz ».
La montée en puissance du FPÖ au cours des années 1980 et 1990, les multiples alliances qu’il noue avec les deux partis majoritaires aux niveaux régional et local ancrent dans l’opinion l’idée que le FPÖ est bien devenu un parti de gouvernement. À sa « marche au pouvoir » dans les années 1990 pourra dès lors succéder son « accession au pouvoir » en 2000. Ce processus est bien décrit par l’auteur, avec une analyse très détaillée des principaux scrutins. On peut toutefois s’étonner qu’il passe sous silence les résultats du référendum sur l’adhésion à l’Union européenne, fin 1994, qui constituent un camouflet pour J. Haider. Même si celui-ci n’a pas pris clairement parti, puisqu’il se disait pro-européen mais très hostile à la bureaucratie européenne et à ses modes de fonctionnement, son message implicite était de voter « non ». Or, de tous les pays candidats à l’adhésion en 1994, un seul – la Norvège – a voté non ; deux – la Finlande et la Suède – ont voté oui à une faible majorité ; alors que l’Autriche a voté oui avec une confortable majorité de 66,6 %.
Lors des élections de novembre 1999, c’est le choc : le FPÖ devance le SPÖ et, après de laborieuses négociations qui durent 124 jours, une coalition ÖVP/FPÖ est formée, sans J. Haider qui préfère diriger les opérations de l’extérieur, mais impose son « bras droit » au parti, Susanne Riess-Passer, comme vice-chancelière et obtient plusieurs postes de ministres. On connaît la suite : sanctions de l’Union européenne (UE), manifestations importantes dans beaucoup de pays européens et en Autriche, rappel de l’ambassadeur d’Israël… Assez vite pourtant, il apparaît que le FPÖ, devenu deuxième force politique du pays, n’est pas pour autant apte à gouverner au niveau national. De plus, J. Haider regrette sa stratégie de retrait, menace périodiquement de se retirer de la politique, jalouse les personnalités de son parti membres du gouvernement et multiplie les « coups » médiatiques – comme sa photographie avec Saddam Hussein – pour faire parler de lui, avec des conséquences négatives sur son électorat. Sa brouille avec la vice-chancelière, puis avec l’homme qui monte au FPÖ, Heinz-Christian Strache, devenu vice-président du parti et jugé trop « progermanique » par J. Haider, entraîne son départ du FPÖ en 2005. Il crée alors une formation qui se veut plus « libérale », l’Alliance pour l’avenir de l’Autriche (Bündnis Zukunft Österreich, BZÖ), H.-C. Strache devenant le chef du FPÖ. Lors des élections suivantes, le FPÖ de H.-C. Strache conserve une base électorale importante, alors que le BZÖ s’effondre, sauf en Carinthie. Mais J. Haider, après une phase de dépression sérieuse, due à des problèmes personnels, qui le rend quasiment absent du débat politique, revient en force : lors des élections nationales du 28 septembre 2008, le BZÖ obtient 10 % des suffrages. Avec 17,5 % des voix pour le FPÖ, l’extrême droite a retrouvé son niveau élevé de 1999.
Le 11 octobre suivant, à 1 heure 30 du matin, après une journée de célébrations et de rencontres (fête régionale de la Carinthie, parade militaire, repas avec sa mère, remise du « Prix national des jeunes maçons », visite à un bar gay où il aurait bu en une heure et demie un litre de vodka et se serait disputé violemment avec un client, etc.), J. Haider se tue à très grande vitesse au volant de sa voiture de fonction. Sa mort entraîne la chute du BZÖ, qui disparaît quasiment de la scène politique pendant quelques années, et l’irrésistible ascension de H.-C. Strache comme leader de l’extrême droite. Mais la mort de l’homme, nous dit l’auteur, a créé un mythe : J. Haider est désormais « lavé de son péché originel ». Il est quasiment déifié en Carinthie, où s’est développée une « théorie du complot », accusant les « capitalistes apatrides » et le Mossad d’avoir saboté sa voiture.
Aujourd’hui, on peut s’interroger : J. Haider a-t-il gagné ? L’année 2010 a délivré à cet égard des messages contradictoires : l’élection présidentielle d’avril a constitué un désastre pour l’extrême droite dont la candidate, Barbara Rosenkranz, n’a obtenu que 15 % des voix, alors que le président sortant Heinz Fischer, SPÖ, mais soutenu au deuxième tour par l’ÖVP pour faire barrage à B. Rosenkranz, en récoltait près de 80 %. En revanche, en octobre, lors des élections à la mairie de Vienne, qui donnaient traditionnellement une majorité absolue à la gauche, le FPÖ a presque doublé ses suffrages par rapport à 2005, alors que le SPÖ et l’ÖVP reculaient sensiblement. L’effondrement du FPÖ en Carinthie, passé de 45 % à 17 % des suffrages lors des élections régionales de mars 2013, s’il se confirme lors des élections législatives à venir fin 2013, constituerait un signe fort : la jeune deuxième république aurait-elle définitivement tourné le dos aux démons du passé ?

Éliane Mossé
Conseiller pour l’Europe centrale et du Sud-Est, Ifri

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