Cette recension est issue de Politique étrangère 2/2013. Denis Bauchard propose une analyse des ouvrages de Mathieu Guidère – Les Cocus de la révolution (Paris, Autrement, 2013, 156 pages), de Naouef Brahimi El Mili – Le Printemps arabe, une manipulation ? (Paris, Max Milo, 2012, 224 pages) et de Smaïn Laacher – Insurrections arabes. Utopies révolutionnaires et impensé démocratique (Paris, Buchet Chastel, 2013, 324 pages).

00-Guidere-2-7467-3412-8Le printemps arabe – si tant est que l’on puisse encore utiliser cette expression – n’en finit pas d’inspirer essayistes et politologues, avec un inégal bonheur. Ces trois ouvrages, très différents dans leur approche, proposent des clés d’explication et essaient d’anticiper des évolutions bien incertaines.
Mathieu Guidère a déjà publié plusieurs livres sur l’évolution du monde arabe depuis le début des soulèvements. Celui-ci se présente essentiellement comme un bref essai rédigé à la suite de témoignages recueillis lors de plusieurs voyages du Maroc au Qatar. Le premier constat est d’évidence : ceux qui ont fait la révolution ont été marginalisés par des « forces [qui] ne sont ni libérales, ni progressistes ». « Nous avons été doublement trompés, à la fois par les anciens régimes prétendument séculiers et les nouveaux convertis de la démocratie… L’islamisme apparaît comme “l’horizon indépassable” des sociétés arabes ». L’auteur nuance heureusement cette affirmation quelque peu péremptoire. La montée de l’islamisme politique était déjà évidente avant même les révolutions arabes. Par ailleurs, les jeux sont loin d’être faits entre les deux forces qui s’affrontent dans les pays arabes, islamistes conservateurs et libéraux, comme on le constate au quotidien en Égypte comme en Tunisie.

00-Brahimi-El-MiliLe propos de Naouef Brahimi El Mili est tout autre. Il développe largement la théorie du complot. Le printemps arabe ne serait qu’une manipulation organisée par l’émir du Qatar et inspirée par les États-Unis. Dès son introduction, l’auteur annonce la couleur : « L’émir du Qatar trouve dans les révoltes arabes le moyen de construire une diplomatie agressive au service de la politique occidentale. » Puis il enfonce le clou : « Le printemps arabe résulte de la conjonction heureuse de trois diplomaties : les appétits turcs, le nouveau jeu américain et les ambitions qataries. » L’intérêt de ce livre est qu’il reprend de façon systématique les rumeurs et autres fantasmes qui circulent dans certains pays arabes, en Algérie entre autres, ou qui sont explicitement formulés par certains régimes, notamment à Damas. Il est clair que le Qatar déploie un activisme diplomatique tous azimuts, parfois non payé de retour, et qu’il a exploité les opportunités qui s’offraient à lui. Mais les soulèvements arabes, d’abord en Tunisie, ensuite en Égypte, marquent un rejet profond d’une population lasse de la corruption et de pratiques autocratiques d’un autre âge. Quant à la Turquie ou aux États-Unis, ils sont manifestement plus embarrassés qu’enthousiasmés par ces révolutions, dont l’évolution n’est guère conforme à leurs intérêts.

00-Laacher-9782283025697-81a8dLe livre de Smaïn Laacher apporte une contribution qui dépasse le cadre du printemps arabe. Il s’agit d’une réflexion approfondie sur les sociétés arabes. Pour lui, « renverser une dictature, ce n’est pas modifier substantiellement les paradigmes qui sont au fondement de l’ordre social et des structures mentales ». Sur ce point, on ne peut que lui donner raison. En fait, ces soulèvements « révolutionnaires » se sont faits sans programme autre que « dégage », et sans idéologies. Ce qui fut à la fois leur force et leur faiblesse, comme le montre leur évolution. On ne peut qu’approuver l’auteur lorsqu’il évoque la « double incertitude ». Une incertitude « objective » : les jeux ne sont pas faits. Une autre qualifiée de « subjective », celle qui touche au sens du jeu : la « glaciation islamiste » est-elle inévitable ? On est moins d’accord avec lui lorsqu’il estime que le dit « printemps » n’est que le prolongement des troubles que le monde arabe a pu connaître dans le passé. Même si son avenir est incertain, l’onde de choc qui a affecté la quasi-totalité des pays arabes marque une vraie rupture. Rien ne sera comme avant, notamment dans la relation entre sociétés civiles et gouvernements. On regrettera que l’auteur tienne à régler des comptes avec les diplomates qui n’auraient rien vu venir : un WikiLeaks à la française démontrerait sans doute le contraire. De même, son déni de l’existence d’une réislamisation des sociétés n’est guère convaincant. On appréciera cependant des développements très pertinents sur l’évolution des sociétés arabes, en particulier sur la condition de la femme qui fait l’objet d’un long chapitre.

Denis Bauchard

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