Suite aux récentes violences qui touchent la Turquie, avec notamment l’attentat qui a eu lieu mercredi 17 février dernier à Ankara, nous vous invitons à relire le dossier sur la Turquie et le(s) Kurdistan(s) du Politique étrangère n°2/2014, à commencer par l’introduction de Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine à l’Ifri.

Cover_2-2014ok« En novembre 2013 le maître de la Turquie, Recep Tayyip Erdoğan, recevait avec les honneurs Massoud Barzani, président du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) irakien, à Diyarbakır, « capitale » kurde de Turquie. Le même Barzani, qui tient efficacement tête au gouvernement de Bagdad, était quelques mois plus tôt à Paris le héros d’une campagne d’affichage vantant le Kurdistan irakien comme « îlot de stabilité au Moyen-Orient ». Au même moment, d’autres Kurdes commençaient à découper en Syrie des enclaves pacifiques en marge de la guerre civile, combattant au passage des groupes djihadistes craints de tous. En Iran même, les guérilleros du Parti de la vie libre au Kurdistan (Partiya Jiyana Azad a Kurdistanê, PJAK), cousins du Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK), semblent hésiter sur la tactique à privilégier face à la répression des mollahs.

Ces instantanés révèlent une réalité inattendue : le Moyen-Orient vit aujourd’hui un moment kurde. Éternels oubliés de l’histoire, les Kurdes s’imposent partout sur la carte régionale, et pas comme on les attendait. À rebours de l’imagerie bien ancrée du peshmerga et de l’activisme révolutionnaire, ils font désormais beaucoup de politique, et leur quête de respectabilité contraste avec les errements de régimes qui les ont réprimés pendant des décennies.

Le retournement de situation est réellement spectaculaire : en 2009, Hamit Bozarslan décrivait encore dans un ouvrage de référence[1] la logique de sécurité collective unissant la Syrie, l’Iran et la Turquie dans une même obsession du danger séparatiste kurde, et qui débouchait partout sur des pratiques d’assimilation et de répression. L’auteur plaçait alors son espoir de progrès dans le GRK, seule entité politique à l’époque en mesure d’incarner un destin kurde indépendant. Aujourd’hui, le rapport des forces s’est inversé un peu partout à la faveur des puissantes dynamiques croisées à l’œuvre dans la région : poussée démocratique, réaction autoritaire, délitement des frontières issues des accords de Sykes-Picot de 1916. Ce contexte encourage la quête d’autonomie des Kurdes au sein des États, voire leur propre quête d’État. La perspective d’arrangements transkurdes augmente encore leur poids critique ; et l’exploitation des ressources au Kurdistan irakien et en Syrie les rend potentiellement riches. De variable d’ajustement, les Kurdes deviennent ainsi faiseurs de rois : ils peuvent ébranler en Irak le pouvoir du Premier ministre arabe chiite Nouri-al-Maliki, tandis qu’Erdoğan doit constamment rechercher leurs voix pour conforter son emprise sur la Turquie, et que la rébellion et le régime syriens se disputent leur appui.

La conjoncture leur est certes particulièrement favorable, mais les Kurdes ne sont pas surgis du néant. « Minorité » nombreuse – les estimations concernant leur nombre total, souvent intentionnellement sous-évalué pour des raisons politiques, variant généralement entre 30 et 40 millions (15 ou 20 % de la population en Turquie) –, ils ont toujours joué un rôle politique non négligeable dans l’histoire du Moyen-Orient. Vassaux ou alliés des empires, ils tenaient une place importante dans le dispositif d’équilibre entre l’Iran safavide et la puissance ottomane. Floués par le traité de Lausanne, qui escamotait en 1923 les promesses franco-britanniques d’un État, dispersés entre des patries imposées, ils sont devenus le révélateur des excès et fragilités de la culture politique du Moyen-Orient : dialectique entre autorité de l’État et communautarismes, cercle vicieux de la révolte et de la répression, instrumentalisation des minorités au service de conflits régionaux – on se rappellera les massacres perpétrés par Saddam Hussein contre une partie de la population de son pays en marge de la guerre Iran-Irak, et surtout le drame du bombardement chimique de Halabja en 1988 (5 000 morts).

Ce contexte violent a renforcé, tout au long du xxe siècle, une perception orientalisante et romantique des Kurdes, issue de la période ottomane[2]. Victimes et résistants, ils emportaient l’adhésion des militants tardifs du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans le même temps, la militarisation de leur lutte nationale – qui a tout de même amené la Syrie et la Turquie au bord du conflit en 1998, avec pour enjeu le contrôle des activités du PKK – a permis aux Turcs de les étiqueter comme terroristes. En France même, leur image évolue maintenant entre deux pôles opposés : le mystérieux assassinat de trois militantes du PKK en plein Paris au mois de janvier 2013 a révélé la persistance d’une violence opaque, dont on ne sait si elle est d’ordre politique ou criminel ; mais le succès critique et public du « western kurde » irakien de Hineer Salim, My Sweet Pepper Land (2013), acte un changement de registre en cours : le sujet kurde se dé-marginalise, il devient sympathique au-delà de petits cercles d’initiés, et peut même être traité sur le registre de l’humour.

Victimes de l’histoire, ou d’eux-mêmes ? La vitalité de la poussée identitaire kurde attire aujourd’hui l’attention sur une diversité qui, en réalité, a toujours été porteuse de divisions. Domestiqués et largement acculturés par les États dans lesquels ils vivent, les Kurdes ont eux-mêmes toujours été organisés en clans puissants, parlé des langues diverses, transcrites aussi depuis le xxe siècle dans des alphabets différents (carte 1). La projection d’une identité kurde commune doit beaucoup au travail de leur diaspora européenne, longtemps structurée autour du noyau des Kurdes de Turquie, majoritaires. Les dynamiques politiques aujourd’hui à l’œuvre sur les terres d’origine des Kurdes posent à terme l’inévitable question de l’organisation politique globale et du leadership de la communauté. Entre Abdullah Öcalan et Massoud Barzani, les Kurdes syriens enfoncent un nouveau coin, qui complique encore la perspective d’ensemble. Reste à comprendre si les Kurdes souhaitent aujourd’hui avoir leur propre État, ou s’ils veulent plutôt trouver avec les États existants des arrangements politiques et sociaux viables, permettant de dépasser définitivement le négationnisme identitaire pratiqué jusqu’ici. »

[1]. H. Bozarslan, Conflit kurde : le brasier oublié du Moyen-Orient, Paris, Autrement, 2009.

[2]. Sur la politisation des études kurdes, dans des contextes et avec des objectifs variés, de la période ottomane à la guerre froide, voir l’article de S. Alsancakli, « Des kurdologues et des études qui font l’histoire », Qantara, juillet 2013, p. 54-55.

Retrouvez les autres articles du dossier sur Cairn.info :

 – Les Kurdes et l’option étatique, par Hamit Bozarslan

– Turquie : le mouvement kurde à l’heure du « processus de paix », par Olivier Grojean

– Quelle politique kurde pour l’AKP ?, par Yohanan Benhaim

– Les paradoxes du printemps kurde en Syrie, par Jordi Tejel

– L’introuvable frontière du Kurdistan d’Irak, par Cyril Roussel

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