Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n°3/2017). Thibault Boutherin propose une analyse de l’ouvrage de Cécile Jouhanneau, Sortir de la guerre en Bosnie-Herzégovine (Karthala, 2016, 384 pages).

Voici le résultat d’un travail audacieux, d’une qualité et d’une ampleur qui méritent d’être soulignées. Il est né sous les meilleurs auspices : il s’agit d’une version remaniée de la thèse de doctorat en science politique soutenue par l’auteur à l’Institut d’études politiques de Paris en 2013, sous la direction de Jacques Rupnik et Marie-Claire Lavabre. Travail ambitieux : il entend tester la validité – d’aucuns préciseraient la réfutabilité – des lectures des débats et des antagonismes politiques en Bosnie-Herzégovine selon des lignes de rupture strictement ethno-nationales. Les processus de stabilisation, de construction étatique et, à terme, d’intégration européenne ont un préalable impérieux : celui de la pacification du pays, dans toutes ses composantes et notamment nationales, y compris à l’échelle locale. Or, celle-ci est conditionnée par un travail de mémoire tel qu’il a dû s’opérer dans d’autres régions d’Europe et du monde.

Le travail de recherche de Jouhanneau s’est penché sur la politisation des discours de mémoire et sur l’effectivité de ces tentatives. Les lignes de fracture politique mises en scène entre Bosniaques, Croates et Serbes se retrouvent-elles en réalité dans la vie, la vision, la parole des citoyens bosniens ? Pour mesurer cela, l’auteur s’est intéressé à la figure du détenu de camp, qui constitue depuis l’éclatement de la guerre un point sensible, puisqu’il incarne la figure paroxy­stique et symbolique de la victime/héros de guerre. Or les définitions du détenu, du camp, de l’intention des belligérants sont sujettes à un débat encore très politisé aujourd’hui. Cécile Jouhanneau a choisi d’éprouver ces concepts et l’approche qui en est faite en allant sur le terrain (à Brcko, district au statut spécifique au sein de la Bosnie-Herzégovine, qui représente parfaitement le morcellement du territoire selon des lignes ethno-­nationales), pour y interviewer sur place d’anciens détenus de camps et des associations les représentant. Elle en a recueilli les témoignages qui l’ont aidée à observer une différence conséquente, non anodine, avec les discours que les leaders politiques (et certains chercheurs) veulent y plaquer.

À l’appui d’une observation scientifique, fondée sur une méthode rigoureuse qui assoit la valeur de ce travail et de ses conclusions, l’ouvrage met en exergue des schémas qui s’avèrent grossis ou biaisés par rapport à la vision qu’en ont les victimes elles-mêmes et les citoyens de façon générale. Il ne se limite pas à souligner la résistance des récits et de la mémoire des victimes de la guerre en Bosnie-Herzégovine. Il met aussi en lumière, au quotidien, sur le terrain, un évitement des sujets porteurs de conflit ou de désaccord. Ce que l’auteur appelle « civilité » constitue un levier indirect de la pacification du pays, et peut-être une clé pour sa stabilisation et la transition, qui semble tarder à se traduire dans le discours politique, vers le parachèvement d’une construction nationale.

Par son approche spécifique, et l’apport de ses conclusions, le travail de Jouhanneau permet de dépasser la rhétorique et les postures des dirigeants politiques, et offre un aperçu éprouvé de la réalité sur le terrain 20 ans après les accords de Dayton, dans un territoire qui expose clairement les limites de ces derniers. En cela, cet ouvrage comptera certainement comme une référence dans le monde francophone de la recherche sur la région des Balkans occidentaux.

Thibault Boutherin

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