Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Philippe Bannier propose une analyse de l’ouvrage de Myriam Benraad, L’État islamique pris aux mots (Armand Colin, 2017, 192 pages).

Dans cet ouvrage, Myriam Benraad choisit une approche encore peu étudiée dans la littérature scientifique francophone pour comprendre l’État islamique (EI) : l’idéologie. Son étude s’appuie sur une analyse fine des supports de propagande de l’organisation, qu’il s’agisse des revues Dabiq, Dar al-Islam ou Rome, ou des vidéos et publications diffusées par ses organes de propagande. Dès lors, ce livre se présente comme une contribution à la compréhension de l’idéologie du groupe djihadiste, alors que les acteurs de la lutte antiterroriste ont pris conscience de l’importance de cette dimension comme complément à la réponse militaire.

L’ouvrage est articulé autour de 20 couples de concepts caractérisant l’idéologie de l’EI. On retrouve des concepts classiques dans les études sur le Moyen-Orient, comme «Occident et Orient » ou « Tradition et Modernité », ainsi que d’autres moins abordés, tels que « Beauté et Laideur » ou « Immanent et Transcendent ». Cette approche permet de mettre en avant le paradoxe qui caractérise la vision à la fois binaire et extrêmement sophistiquée portée par l’organisation sur le monde. Elle montre bien la cohérence idéologique qui structure le groupe, s’inscrivant dans la tradition et dans l’histoire du monde musulman du point de vue discursif, mais peut-être et surtout dans la modernité. Myriam Benraad soutient en effet que l’EI est un pur produit de la modernité, pas seulement pour sa maîtrise des outils de communication, qui a donné lieu à des productions dignes des studios hollywoodiens (par exemple la vidéo Flames of War), mais aussi pour sa réinvention de la tradition religieuse et pour son projet de construction étatique. Se prétendant à la fois État et islamique, en conformité avec cette tradition, le groupe s’inscrit en réalité en contradiction avec les conceptions de l’État et de la religion musulmane des premiers siècles de l’islam jusqu’au Moyen Âge.

Les 20 chapitres de l’ouvrage sont structurés de façon identique : après une courte introduction, deux parties viennent expliquer le couple de concepts étudié, avant qu’une troisième le déconstruise, soulignant ainsi les limites de l’EI dans l’interprétation des préceptes coraniques et leur mise en application depuis 2014. Dans ce cadre, l’auteur ne se contente pas d’éclaircir et d’expliquer les ressorts de l’idéologie de l’EI dans toute leur complexité ; elle fournit aussi un argumentaire critique, qui doit servir d’instrument dans la lutte contre le discours du groupe qui a séduit de nombreux ressortissants français et de pays étrangers.

Enfin, l’ouvrage a le mérite d’abattre un bon nombre de clichés à propos de l’EI, en particulier celui d’une organisation dépourvue de toute cohérence idéologique et composée seulement de fous barbares sans rationalité. Se voulant didactique, il s’adresse à un public très large, du profane qui disposera d’un livre multi-entrées facilitant la lecture et d’un glossaire des termes clés, à l’universitaire, en passant par les décideurs politiques et les responsables administratifs impliqués dans la lutte contre le groupe et l’idéologie djihadistes. Après avoir restitué et déconstruit le discours de l’EI, l’auteur conclut par quelques pistes de réflexion pour mieux combattre cette idéologie, notamment en proposant de mobiliser davantage la société civile dans la production d’un contre-discours, ainsi que ceux qu’on appelle aujourd’hui « les revenants », dont une partie a été déçue par son ­expérience au sein de l’EI.

Philippe Bannier

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