Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Stephen Smith, La Ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent (Grasset, 2018, 272 pages).

On pardonnera le titre, tant le livre s’efforce de décrire humainement un phénomène humain : l’accroissement in-maîtrisé des populations au sud du Sahara, et ses conséquences, en particulier sur la vieille Europe.

Les chiffres font aisément le spectacle : au sud du Sahara, 4 habitants sur 10 n’étaient pas nés le 11 septembre 2001 ; 5 % seulement d’entre eux ont plus de 60 ans ; d’ici à 2050, 28 pays subsahariens verront leur population doubler, et 9 autres la verront quintupler ; Lagos compte aujourd’hui 60 % d’habitants de moins de 15 ans (Paris intra-muros :
14 %…) ; et en 2050, l’Afrique devrait avoir quintuplé sa production agricole pour assurer sa sécurité alimentaire.

D’où, à la fois, une déstructuration des sociétés, en particulier du fait des inégalités, et un envol des migrations transméditerranéennes qui, avec le timide décollage de certains espaces, de Sud/Sud deviennent massivement Sud/Nord. Le grand mérite de ce livre est en effet de rappeler toute la complexité des phénomènes migratoires : au croisement d’un certain développement (il faut avoir les moyens psychologiques et matériels de partir) ; d’une ingouvernabilité des sociétés (comment gère-t-on des sociétés traditionnellement basées sur la sagesse de l’âge, et où les jeunes sont à la fois lourdement majoritaires et exclus économiquement et politiquement ?) ; d’un basculement mental et idéologique, avec l’individualisation des parcours que promeut la vague néo-protestante au sud du Sahara…

Sans conteste possible, les migrations trans-Méditerranée, boostées par le progrès inégal, la présence de diasporas déjà installées, et sans doute demain les problèmes environnementaux, posent – et plus encore poseront – problème à la vieille Europe. Le barrage est impuissant. Et l’ouverture totale serait très dispendieuse et socialement dangereuse. L’idée de l’ingestion mesurée de populations immigrées pour contrebalancer la faiblesse démographique européenne étant un mythe, qui fait totalement abstraction des problèmes concrets.

Loin de fournir des solutions clé en main (ce qui est plutôt rafraîchissant…), Stephen Smith liste en fin de parcours cinq modèles pour la réflexion : l’ouverture totale, qui signifierait la fin de « l’Europe sociale », telle que l’ont conçue les deux derniers siècles ; l’Europe forteresse, une option perdue d’avance si elle est vue comme un absolu ; la dérive mafieuse, les mafias africaines faisant leur jonction avec la pègre européenne au profit de tous les trafics, y compris humains ; le retour à un certain protectorat, les Européens s’entendant avec les régimes africains pour endiguer le flot migratoire en échange de contreparties politiques ou économiques – pratiques déjà développées. Le cinquième modèle pouvant être une combinaison d’éléments des quatre précédents ; et l’auteur appelle l’attention sur l’exemple de l’Espagne, dont les adaptations successives ont réussi le double défi de l’accueil des entrants et de la limitation des entrées.

Appuyé sur une profonde connaissance des multiples réalités de l’Afrique, sur une vraie empathie et de fermes données, balayant les solutions évidentes et idéologiques, le livre de Stephen Smith lui fait honneur. On a rarement l’occasion de lire des pages si claires, qui soulignent l’ampleur de notre ignorance, et l’impuissance des solutions prônées à longueur de campagne électorale. Si la sagesse commence par la lucidité, il faut lire Stephen Smith avec grande attention.

Dominique David

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