Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2019)
. Eric-André Martin, conseiller auprès du directeur de l’Ifri et spécialiste des questions européennes, propose une analyse croisée des ouvrages de Ilvo Diamanti et Marc Lazar, Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties (Gallimard, 2019), Yann Algan et al., Les origines du populisme. Enquête sur un schisme politique et social (Le Seuil, 2019) et Roman Krakovsky, Le populisme en Europe centrale et orientale. Un avertissement pour le monde (Fayard, 2019).

Comment définir, penser et contextualiser le phénomène populiste en Europe ? Comment rendre compte des différentes réalités politiques et sociologiques que recouvrent les populismes et les populistes sur le Vieux Continent ? Comment appréhender un phénomène complexe, protéiforme et évolutif, ainsi que son impact potentiel sur les démocraties européennes, voire sur la démocratie tout court ? Voilà les questions auxquelles ces trois ouvrages, parus en même temps, contribuent à répondre, en empruntant des approches différentes.

Avec Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties, Ilvo Diamanti, professeur de sciences politiques à l’université d’Urbino et directeur de l’Institut d’analyse de l’opinion publique Demos & Pi, a rédigé avec Marc Lazar, professeur d’histoire et de sociologie politique et directeur du Centre d’histoire de Sciences Po à Paris, un livre centré sur l’étude du populisme en France et en Italie. Il s’agit d’une version revue et augmentée d’un premier ouvrage traduit de l’italien, qui avait été publié chez Laterza en 2018. Par rapport à d’autres ouvrages traitant du populisme, ce livre présente une double originalité : d’abord, les auteurs se livrent à un travail important pour délimiter la notion de populisme, un « hybride » qui, même s’il s’ancre dans une tradition politique, dont l’éventail va de la gauche à l’extrême droite, présente des variantes multiples, car « il n’est pas fondamentalement idéologique mais pragmatique ». Par-delà ses différences, le populisme présente un certain nombre « d’invariants », tels : l’exaltation du peuple et l’appel continu au peuple ; l’affirmation de l’antagonisme irréductible entre le peuple et les élites, opposant ceux « d’en haut » et ceux « d’en bas » mais aussi dans certains cas, l’exclusion de certains éléments « étrangers », minorités ethniques ou religieuses, pour mieux affirmer la cohésion d’une société, censée naître de son identité, et en renforcer l’unité et la puissance ; le triomphe de l’incarnation – à travers le rôle central du leader – sur le principe de la représentation. Ce dernier trait conférant souvent au populisme une dimension plébiscitaire.

L’autre originalité du livre est de s’ouvrir à une interrogation fondamentale, relative à la façon dont le populisme se normalise et s’installe dans la vie politique des États européens : comment pourrait-il, à terme, affecter le fonctionnement des démocraties européennes ? Nos auteurs considèrent ici l’Italie comme un observatoire privilégié, notamment depuis l’arrivée au pouvoir de Silvio Berlusconi et la création de Forza Italia. Le populisme serait ainsi le vecteur de « métamorphoses de la démocratie représentative » et ferait entrer les démocraties européennes dans une nouvelle ère, la « peuplecratie ». L’un de ses traits distinctifs serait l’avènement de la « démocratie immédiate », qui se conjuguerait avec une « personnalisation » des institutions et des systèmes de gouvernement. Dans un tel système, le populisme cohabiterait sous deux formes, avec d’une part la présence de mouvements politiques organisés, le populisme constituant le fondement de leur identité, et d’autre part l’emprunt aux populistes, par les partis de gouvernement, de certaines techniques, « utilisées comme une ressource pour la conquête voire pour l’exercice du pouvoir ». En Italie, « un certain degré de populisme est requis pour s’affirmer sur le plan électoral et politique », à l’image de Matteo Renzi qui a construit son succès sur la « mise à la casse » de la classe politique traditionnelle, et institué un leadership hyper personnalisé à travers une communication omniprésente.

Avec Les origines du populisme. Enquête sur un schisme politique et social, Yann Algan, professeur d’économie à Sciences Po, Élisabeth Beasley, économiste, Daniel Cohen, directeur du département d’économie de l’École normale supérieure, et Martial Foucault, directeur du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), livrent une radiographie des déterminants socio-économiques du vote populiste en France, en Europe et aux États-Unis. Cette étude, très bien documentée, complète et prolonge le précédent ouvrage, à travers l’analyse des comportements électoraux.

Plutôt que de parler uniformément de populisme, les auteurs préfèrent parler de « forces antisystème », dont la poussée électorale traduit « le mal-être » d’une partie de la population, notamment des actifs du « monde post-industriel des services », menacés par la mondialisation et l’automatisation croissante induite par la révolution numérique. Bien qu’étant unies dans la critique du système et la détestation des élites, ces forces se subdivisent en deux groupes distincts, la « gauche radicale » et la « droite populiste ». Ces groupes divergent sur leurs programmes économiques et s’opposent profondément sur la question des valeurs. Cette dichotomie se traduit dans les résultats de l’élection présidentielle de 2017 en France, qui a mis en évidence une double polarisation de l’électorat : la prolongation de l’axe traditionnel gauche-droite autour des questions économiques, dont les enjeux portent notamment sur le rôle de l’État et la redistribution ; l’affirmation d’un axe « perdants-gagnants », valorisant la question de la protection, et qui a pour enjeu l’ouverture à l’Europe et au reste du monde.

Une des originalités de cette étude est de montrer comment le partage de l’électorat des forces antisystème est fortement corrélé au degré de confiance interpersonnelle des électeurs, lequel dépend du parcours individuel de chaque individu, mais est fortement déterminé par des paramètres tels que le revenu, l’éducation, le statut professionnel et la mobilité intergénérationnelle. Dans ce contexte, « le vote pour le Font national n’est pas réductible à un “vote ouvrier” au sens où on l’entendait encore en 1981 : il est davantage le vote d’individus malheureux, dont la satisfaction dans la vie est faible ». Le mouvement des Gilets jaunes constitue « l’expression d’une France où le bien-être est faible », mais dont les divergences internes rendent peu probable la création d’un front antisystème à l’instar de l’Italie, à travers la coalition formée entre la Ligue et le Mouvement 5 étoiles. Par conséquent, « l’interaction entre des risques économiques nouveaux et un faible niveau de capital social » s’impose comme l’un des déterminants de la crise politique contemporaine dans les pays européens. Pour ne pas risquer d’enfermer le débat dans une opposition entre « la démocratie et ses ennemis », il est devenu essentiel de développer des politiques inclusives qui ressourcent le débat démocratique et rétablissent la confiance avec les électeurs.

Dans Le populisme en Europe centrale et orientale, Roman Krakovsky, historien et maître de conférences à l’université de Genève, analyse les caractéristiques du populisme en Europe centrale et orientale (ECO), à travers la définition établie par le politologue argentin Ernesto Laclau, qui voit dans le populisme « une logique politique tendant à reconstruire la notion de peuple à partir des groupes marginalisés ou qui se perçoivent ainsi ». Dans l’acception de Laclau, des groupes sociaux ou des communautés se reconnaissent au travers de demandes insatisfaites et engagent un conflit visant à contester l’hégémonie d’un groupe dominant, au nom du peuple. L’intérêt de cette approche est de livrer une interprétation historique et sociale de l’histoire de la région. Le populisme apparaît dans les situations de crise systémique, comme une réponse à la fragmentation de la société et à l’incapacité de l’État à réformer.

Toute la difficulté pour les mouvements populistes a été d’identifier un groupe social capable d’incarner le peuple et de fédérer les demandes de réforme dans un programme cohérent. Ce fut le cas d’abord à travers le mouvement agrarien, qui s’appuya sur la communauté villageoise et la paysannerie, ensuite avec les communistes, qui s’appuyèrent sur la classe ouvrière. Cette phase de populisme, fondée sur la quête d’émancipation sociale, sera suivie à partir de la fin de la Première Guerre mondiale par une période « d’angoisse identitaire », dans des États-nations nouvellement créés et marqués par la présence d’importantes minorités ethniques et religieuses, considérées comme un obstacle à la construction de communautés politiques fortes. Le populisme identitaire, sera alors le vecteur d’un nationalisme exclusif, permettant de redéfinir le peuple à travers l’appartenance à une corporation, une ethnie, une race, ce qui provoquera des accès de xénophobie et d’antisémitisme. Mais aujourd’hui, après une transition politique et un décollage économique réussis, comment expliquer la résurgence du populisme à travers l’illibéralisme ? Ce rôle particulier qu’a joué le populisme dans l’histoire de l’ECO, a valorisé la notion de peuple uni, s’appuyant sur un État central fort, dont l’autorité est incarnée par un leader.

Pour des nations qui, au cours de leur histoire, ont été confrontées à la perspective de leur disparition, la dénonciation de la démocratie libérale peut apparaître comme le moyen de recréer une unité entre des revendications hétérogènes et de souder la communauté, au risque du repli. Ce qui confronte l’Europe à un double défi : d’ordre interne, à travers la constitution d’alliances populistes en Europe, qui seraient capables d’infléchir le projet européen ; sur le plan transnational ensuite, à travers des alliances conclues avec des régimes populistes hors d’Europe, susceptibles d’influer sur les équilibres internationaux.

Éric-André Martin
Conseiller sur l’Europe auprès du directeur de l’Ifri

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