Le 21 février, Le nouvel Économiste a publié un article, La transmutation du droit international, dans lequel est cité l’article de Philippe Moreau Defarges, ancien chercheur à l’Ifri, « Le droit dans le système international : plus qu’un instrument ? », publié dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2019).

Porté par la multiplication des flux transnationaux, la vivacité des revendications égalitaires et l’émergence d’impératifs planétaires, le mouvement de juridisation-judiciarisation pourrait conduire à une mutation du système international. À l’avenir, ce système pourrait être caractérisé par son hétérogénéité et son instabilité. Le droit joue un rôle central tant dans les opérations les plus sinistres que lors des avancées libératrices. La double dynamique de la « juridisation » – développement et élargissement sans précédent des règles de toutes sortes dans tous les domaines – et de la judiciarisation – multiplication des juridictions internationales de tous types, imbrication croissante des juridictions internes et des juridictions internationales – transforme irréversiblement le système interétatique, contribuant au développement d’une forme de société internationale. Mais, sous la société, la jungle disparaît-elle ?

Extraits d’un article de Philippe Moreau Defarges, ancien diplomate et ancien chercheur à l’Ifri, pour la revue Politique étrangère de l’Ifri.

« La notion de droit suggère un bloc cohérent de règles, empêchant équivoques et controverses. Dans la réalité, le “droit” juxtapose, accumule toutes sortes de dispositions hétéroclites, constamment réinterprétées ou remodelées par les parties prenantes. Le droit, en se développant ou plutôt en proliférant, se diversifie et se complexifie à l’infini, le droit dit dur (hard law) se prolongeant dans d’infinies zones grises de droit mou (soft law), surtout dans les priorités récentes de l’agenda international : environnement, droits des animaux, etc. Tout système de droit, dissimulant ses origines équivoques, doit se croire et se vouloir éternel. Il n’en est pas moins initialement une photographie, un enregistrement d’un rapport de forces, acquérant une authentique transcendance s’il parvient à durer grâce à des instances indépendantes et respectées (Cours suprêmes, juridictions internationales, etc.).

Le couple État-droit avance dans une tension permanente entre, d’une part, la volonté du premier de faire du second un moyen d’exercice et de légitimation du pouvoir (en France, tradition des légistes) et, d’autre part, l’autonomisation du droit : de multiples acteurs (financiers, commerçants, dissidents…) le mobilisent pour se protéger et parfois faire reculer l’État. Depuis 1945, deux vagues de fond, distinctes mais en interaction, confèrent à cette problématique une ampleur inédite. L’ouverture mais surtout la porosité des frontières entraînent une explosion des flux, le droit étant mobilisé tant pour faire reconnaître les demandes de tous ceux qui bougent (et d’abord des migrants) que pour protéger les sédentaires. La multiplication sans précédent des traités bilatéraux et multilatéraux, régionaux et mondiaux, dans tous les domaines entremêle législations étatiques et législations inter ou supra-étatiques, ces dernières ne se limitant pas à la définition de droits et d’obligations mais créant des dispositifs institutionnels (agences, systèmes de surveillance et même juridictions).

Le “droit”, surtout dans l’espace international où il n’est pas soumis à l’arbitre supérieur qu’est l’État, se trouve pris entre des principes de statu quo et des principes de changement. Ainsi, le respect des frontières établies, l’interdiction de les modifier par la force, garants de stabilité et peut-être de paix, se trouvent-ils contrebalancés par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, chacun devant pouvoir obtenir un État sur le territoire qu’il juge juste. Ce droit, s’il n’autorise pas (en principe) les nations à utiliser la menace ou les armes pour le matérialiser, sème une perpétuelle incertitude : le tracé des frontières et la configuration des États peuvent à tout moment être mis en question par toutes sortes de revendications. Le droit peut être l’arme ultime de ceux qui ne peuvent utiliser la force ou plus exactement de ceux qui ont le génie de la redéfinir. Gandhi paralyse les Indes britanniques par la “non-violence”.

La juridisation et la judiciarisation du système international se trouvent d’abord portées par l’explosion des flux, des circulations, des réseaux, tous appelant des normes, des protocoles, des codes permettant aux hommes, aux sociétés d’échanger et de travailler ensemble. Une deuxième dynamique, politique et morale, a pour moteur la demande inépuisable d’égalité (des individus, des sexes, des peuples…), le droit se retrouvant au service tant des revendications légataires que de la protection et de la légitimation d’inégalités en pleine croissance.

L’émergence d’impératifs planétaires (maîtriser l’exploitation des ressources de la terre, préserver les zones s’offrant à des convoitises sans limites, contrôler les armements…) fournit une troisième dynamique.

Mais le droit ou plutôt tous ceux qui le négocient (diplomates, juristes…) savent que leur succès requiert de satisfaire deux préoccupations difficilement compatibles : donner un contenu concret à l’idée d’égalité ; ne jamais sous-estimer les exigences des plus puissants.

Ainsi, pour que le Conseil de sécurité adopte une décision juridiquement contraignante en matière de maintien de la paix (chapitre VII de la Charte), neuf des quinze États membres doivent voter en faveur du texte ; en outre, ce texte ne doit être bloqué par aucun des cinq membres permanents (droit de veto). Cette double obligation met en lumière le souci d’un support démocratique (au moins neuf des quinze devant soutenir le texte) dans le respect de la prééminence des cinq “Grands”, principaux vainqueurs de 1945 en charge de l’ordre mondial, rien ne pouvant être fait si l’un d’eux s’oppose au texte.

Le droit peut organiser ou aménager l’égalité

Le droit peut organiser ou aménager l’égalité (ou l’inégalité) dans les limites que les États sont prêts à accepter. Le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) de 1968 réserve le monopole des armes nucléaires à leurs cinq détenteurs officiels, donc à ceux qui les ont déjà. Le TNP rallie la quasi totalité des États, ces derniers sachant que ces armes sont hors de leurs moyens. La poignée de pays – politiquement significative -, qui ne devient pas partie au TNP, considère que sa sécurité ou son rang lui impose d’avoir un arsenal nucléaire: Israël, Inde, Pakistan… Enfin, un État, très fier de son isolement provocateur, se moque ouvertement du dispositif : la Corée du Nord. Le droit ne peut gommer les réalités de la puissance que si les plus puissants se montrent disposés ou résignés à accepter une forme (ou une apparence) d’égalité. Parfois l’égalité ne peut pas être négociée, elle est acceptée ou rejetée. En 2002, l’instauration de la Cour pénale internationale (CPI), juridiction permanente, constitue une rupture historique dans la responsabilité personnelle des gouvernants, ces derniers pouvant être inculpés et condamnés pour des crimes (répression systématique d’individus ou de peuples) commis dans l’exercice de leurs fonctions. Désormais un chef d’État ou un ministre pourrait à tout moment se retrouver dans le box des accusés pour ses abus de pouvoir. Mais la compétence de la CPI ne peut être imposée, elle doit être consentie par les États. Les “géants” (États-Unis, Russie, Chine, Inde) ne conçoivent pas que leurs dirigeants suprêmes subissent l’humiliation d’être soumis au traitement d’un coupable potentiel (interrogatoire, emprisonnement…). Les États-Unis, État démocratique, pays d’avocats et de juges, sont les plus vindicatifs contre la CPI, concluant avec des dizaines d’États des accords bilatéraux leur interdisant de livrer à la Cour tout ressortissant américain se trouvant sur leur territoire. Est-il concevable que l’ancien président George W. Bush soit emmené à La Haye pour les tortures dans la prison d’Abou Ghraib en Irak, ou le numéro un chinois Xi Jinping soit poursuivi pour la répression au Tibet ?

Dans les années 2010, la CPI, du fait notamment de son ambition utopique, est rejetée par ceux qui l’ont initialement ralliée en masse : les États africains, plusieurs s’étant convaincus que, la quasi-totalité des poursuites visant des Africains, la Cour véhicule tous les préjugés pénalisant leur continent.

La souveraineté, classiquement conçue comme le contrôle exclusif par tout État de ses affaires intérieures (ces termes pouvant recevoir bien des définitions), se trouve irrémédiablement remodelée par le sentiment de plus en plus répandu d’un devoir de solidarité, d’entraide entre les peuples, certaines politiques (notamment l’oppression ou l’élimination de minorités) déchaînant des cascades de réactions impossibles à ignorer. Le droit, dans son sens le plus large, ne peut qu’enregistrer de telles évolutions de fond. […] ».

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