En cette période de confinement liée à l’épidémie de coronavirus, la rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Stanley Hoffmann, professeur de civilisation française et président du Centre d’études européennes à l’université de Harvard, intitulé « La France face à son image », et publié dans Politique étrangère en 1986.

L’image de la France à l’étranger est multiple et contradictoire depuis longtemps. Dans les années 30, au temps où naquit cette revue, la France était encore « la grande Nation » démocratique et généreuse, le pays de Michelet et de Jaurès, aux yeux de beaucoup de ses fidèles, en Europe orientale ou aux États-Unis ; mais bien des Anglais lui reprochaient son « nationalisme étroit » de l’immédiat après-guerre, et les nazis la voyaient corrompue, molle et décadente. Aujourd’hui, certains la respectent pour sa volonté de résister à l’emprise des superpuissances, mais beaucoup d’autres l’accusent de prétentions sans commune mesure avec ses moyens. Ils s’offusquent des « airs » qui agacent ses voisins (lesquels savent à quoi s’en tenir sur sa puissance véritable) et qui, à la fin, ne trompent qu’elle. Certains la voient encore comme terre d’asile et comme championne des aspirations des nouveaux États qui cherchent – comme elle l’avait fait elle-même – à se constituer en nations ; d’autres l’accusent de matérialisme sans principes ni hauteur et sont prompts à découvrir bien des signes de racisme et de chauvinisme.

Ce qui est nouveau, ce n’est pas cette masse de contrastes – après tout, chacun de nous est toujours l’objet de jugements fort différents de la part des autres. Mais alors que les discordes civiques des années 30 avaient rendu les Français incapables de définir une politique cohérente, et de tenter d’imposer de la sorte une image made in France (si j’ose dire !), alors que les défis largement inattendus de l’après-guerre avaient provoqué de nouvelles divisions internes sur la route à suivre et que les faiblesses institutionnelles de la IVe République déteignaient même sur les quelques choix qu’elle avait su faire [1], depuis près de trente ans les dirigeants successifs ont délibérément construit et maintenu une image à usages à la fois internes et externes. Au dedans, il s’agissait d’unifier (enfin) les Français autour d’une certaine ambition – de rassembler les Français sur une nouvelle mission, afin qu’ils cessent de se déchirer sur des querelles mesquines ou dépassées. Au dehors, il s’agissait d’imposer le respect, après une longue période de décadence et de convulsions. Au dedans comme au dehors, il s’agissait de montrer que, même dans le monde de l’interdépendance, l’ère de la dépendance était close, et l’exercice de l’autonomie redevenait la règle. Quelle est donc cette image ? Dans quelle mesure correspond-elle au comportement des Français ? Quels avantages et quels inconvénients a-t-elle eus pour la France dans le monde ? Durera-t-elle, et à quel prix ?

L’image est celle qu’a voulue le fondateur de la Ve République – celle que le général de Gaulle a portée en lui depuis son enfance, et dont les épreuves des années noires ont confirmé la nécessité à ses yeux. La similitude des propos tenus par les quatre présidents de la République, le ralliement de l’opposition socialiste aux principes de la politique étrangère gaullienne, la brillante exégèse – ou redécouverte – qu’en a faite, récemment, Régis Debray, tout cela confirme la puissance du volontarisme gaullien. Au commencement, on trouve un refus : celui de la dépendance envers n’importe quelle autre puissance. La célébration de l’indépendance nationale est donc d’autant plus vibrante que les contraintes extérieures, celles qu’impose l’économie mondiale ou celles que l’impératif de la sécurité fait peser sur un pays qui n’est plus à l’échelle des géants, sont plus fortes. Autre refus : celui de la passivité, d’un isolationnisme à la française destiné (comme feu l’isolationnisme américain) à empêcher que la France ne soit entraînée dans les aventures des autres. Comme l’a écrit François Mitterrand dans une formule très gaullienne, « ni repli sur soi », ni « oubli de soi », ces deux vertiges [2], ces deux refus dictent trois impératifs. Le souci du rang distingue la France des autres puissances moyennes, dans la mesure même où l’image de la France associe le rang à la volonté d’indépendance et d’activisme, et où cet alliage entraîne le refus de formules intégrationnistes (en Europe ou dans l’Alliance atlantique) auxquelles l’Allemagne fédérale et même l’Angleterre (en ce qui concerne l’alliance) ne se dérobent pas. Ce souci du rang signifie, selon l’expression de Régis Debray, que la France se voit comme la seule puissance moyenne dotée d’une capacité mondiale, jouissant d’une influence supérieure à son importance [3]. Deuxième impératif : veiller à l’équilibre – et particulièrement à l’équilibre des forces entre les deux Grands, dans la mesure même où tout déséquilibre limiterait la liberté d’action de la France, et où la lutte pour l’équilibre lui permet de se poser en protectrice d’autres nations, plus faibles mais également menacées par les ambitions des géants. Enfin, l’impératif de la modernisation s’impose à l’intérieur, qu’il s’agisse de l’institution d’un régime fort, ou de la modernisation économique, condition de la puissance.

L’image gaullienne est à la fois cohérente et flatteuse. Elle est cohérente, parce qu’à partir d’une réalité indéniable – le déclin relatif des États européens, la fin de l’ère coloniale, la montée et des superpuissances et des pays du Tiers-Monde en voie d’industrialisation, la menace nucléaire – , elle cherche à maximiser tant la vigilance que les moyens d’action de la France, à empêcher que les deux géants ne la tiennent pour quantité négligeable, à associer son action au sort d’autres États désireux d’échapper aux filets tendus par Washington et Moscou. Elle est flatteuse, parce qu’elle refuse d’assimiler une chute de puissance à la décadence, parce qu’elle offre un projet et qu’elle appelle des prouesses ; elle ne se contente pas soit de la simple survie, soit de bonnes statistiques de croissance et de bien-être. Elle dit aux Français qu’ils ont encore d’excellentes cartes, pourvu qu’ils veuillent les jouer bien, et qu’ils ont encore l’occasion de faire parler d’eux, même si la gloire tant convoitée dans le passé n’est plus guère accessible, et si la grandeur est une attitude plutôt qu’un attribut.

La façon dont la classe politique, et une bonne partie des élites, ont accepté et transmis cette image signifie-t-elle que les Français y croient ? Je dirais plutôt qu’ils veulent y croire. Mais ils savent aussi, au fond d’eux-mêmes, que la réalité est moins généreuse, ou plus contraignante ; que les possibilités dont la France dispose pour la façonner sont plus réduites ; que la cote dont elle bénéficie à l’étranger (soit comme modèle, soit comme obstacle aux volontés de puissance des Grands) n’est pas si élevée. Ce qui caractérise l’attitude des Français face à cette image de la France, c’est leur installation dans l’ambivalence. Ou plutôt dans deux ambivalences. D’une part – et ce n’est pas nouveau – la grande ambition nationale n’est certes pas la priorité des citoyens : pays sans revendications territoriales ni aspirations à la domination mondiale, la France quotidienne se préoccupe avant tout de son avenir matériel, de l’éducation de ses enfants, de l’évolution des mœurs. Certes, les électeurs n’ont jamais soutenu les rares hommes politiques qui offraient à la France des ambitions plus réduites, des horizons plus bas que ceux que reflétaient l’image gaullienne. Les Français applaudissent à Concorde, Ariane ou Airbus ; s’enthousiasment-ils vraiment pour la francophonie ? Sont-ils prêts à sacrifier une part importante de leur bien-être à l’action extérieure ? Il est permis d’en douter, même si l’aide aux pays en voie de développement a été proportionnellement plus forte que celle d’autres puissances comparables. Les « événements » de 1968 peuvent s’interpréter de bien des façons, mais ils ont aussi pris l’allure d’une révolte contre des contraintes internes imposées pour les besoins d’une politique étrangère ambitieuse.

D’autre part, lorsque l’on considère l’action menée au dehors, on s’aperçoit d’une autre dualité : derrière la rhétorique exaltante, et certains grands gestes, de Don Quichotte, il y a les marchés, le gros bon sens, le réalisme terre-à-terre de Sancho Pança. L’idéalisme de la « querelle de l’homme » et de la résistance aux dominations s’accompagne des ventes d’armes dans toutes les directions et s’accommode de clients encombrants en Afrique. Le refus de l’IDS s’accommode des recherches de contrats par les entreprises (publiques et privées). Dans l’opinion, la force de frappe est perçue moins comme un exemple de la « dissuasion du fort, par le faible » ou comme un instrument indispensable au rang, que comme une chance éventuelle de sanctuarisation, et certes pas comme une arme à employer au cas où la menace, à elle seule, ne suffirait pas… Tout se passe comme si l’image gaullienne était à la fois un bouclier et un pavillon : un bouclier, dans la mesure où le refus des dépendances à l’égard des géants, et des intégrations incontrôlables, correspond effectivement à une volonté nationale de survie ; un pavillon, derrière lequel la politique suivie est, en fait, souvent très proche de celle des autres pays dont l’image gaullienne cherche à distinguer la France, et qui tentent eux aussi de préserver leur liberté de manœuvre ou ce qui reste de leurs positions passées contre mille et un obstacles.

On se prend à songer à l’exhortation fameuse : « Fais comme tout le monde mais ne soit pas commun ». Après tout, les mots-clefs du vocabulaire officiel sont souvent ambigus. « Moderniser », certes, mais pour quoi faire ? Pour la puissance collective, ou pour la prospérité de chacun ? « L’indépendance », bien sûr ; mais alors que l’image la présente comme devant être active, agressive, dynamique, dans l’esprit public la notion n’exclut pas des cas moins rayonnants, comme ceux de la Suisse ou de la Suède. « La France doit être elle-même », mais à l’heure actuelle elle s’interroge justement sur ce qu’elle est. Le seul symbole non ambigu, c’est le rang – mais sait-on de façon certaine ce qu’il faut faire pour se maintenir près du sommet ? Et si, en définitive, l’image, et les sermons ou litanies qu’elle entraîne, dans les grandes messes des conférences de presse présidentielles ou dans les Mémoires des principaux responsables, n’étaient que des aiguillons destinés à convaincre un peuple de sceptiques (d’ailleurs de mieux en mieux renseignés sur la réalité des choses, à l’ère du tourisme tous azimuts) que le jeu de la politique extérieure n’est pas pure illusion ? Ces aiguillons-là seraient l’équivalent de la double confiance anglaise (d’ailleurs fort mal placée) dans le Commonwealth et dans la special relationship avec Washington, et du triple impératif allemand – débouchés, sécurité, unité éventuelle. Quand tous ces aiguillons font défaut, la politique étrangère s’étiole – comme dans le cas de l’Italie.

[1] Voir mon essai, « La nation : pour quoi faire », dans : Essais sur la France, Le Seuil, Paris, 1974.

[2] Réflexions sur la politique extérieure de la France, Fayard, Paris, 1986, p. 13.

[3] Les empires contre l’Europe, Gallimard, Paris, 1985, pp. 336-337.

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