En cette période de confinement liée à l’épidémie de coronavirus, la rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Chantal Delsol, intitulé « Mythologies de l’international », et publié dans le numéro d’hiver 2006.

Phénomène si avéré, si vivant, la mondialisation finit par engendrer une culture-monde, un cosmos doté d’une logique interne où émergent des valeurs, des finalités, des comportements qui se répondent les uns aux autres. Il s’agit bien d’un monde global, au-dessus des mondes particuliers, construisant ses propres références – qu’il emprunte certes aux cultures sous-jacentes –, mais qui prennent le visage d’une nouvelle entité.

Un monde culturel entretient toujours ses propres mythes, qui forment à eux tous une histoire cohérente. Il ne faudrait pas ici entendre le mot mythe au sens, fréquent aujourd’hui, d’un mensonge ou d’une fable tout juste bonne à émerveiller les esprits arriérés. Au sens classique, le mythe est une histoire signifiante, une interprétation qui donne sens à un univers dont la vérité objective nous échappe toujours. Il n’y a que le rationalisme pour voir dans le mythe un songe creux. Nous sommes, je crois, vaccinés aujourd’hui contre le rationalisme, et nous savons bien que la raison ne saurait répondre à toutes les questions qui nous hantent. Si nous sommes des êtres rationnels, nous vivons aussi de valeurs, d’idéaux et d’interprétations. Aussi chaque culture s’enracine-t-elle dans une mythologie, une architecture de mythes qui donne un sens à son existence, légitime ses vouloirs et nourrit ses espérances.

Il existe bien une culture internationale en formation, un art de vivre et de penser qui confère une figure au maillage de relations multiples distinguant le monde d’aujourd’hui de celui d’hier (même si jamais les cultures n’ont été fermées sur elles-mêmes au point de s’ignorer réciproquement). Pourtant, cette culture diffère de celles, particulières, qui, partout dans l’histoire, ont émergé autour d’un lieu et à travers des peuples singuliers. Les cultures particulières sont circonscrites chacune dans le temps d’une histoire propre et l’espace d’une géographie visible. Des lois garanties par des souverainetés rassurent leurs valeurs et leurs mythes. Elles sont mouvantes et métamorphiques, mais affirmées, tandis que la culture internationale en gestation surgit d’un ensemble enchevêtré de comportements et d’affirmations qui se croisent et se superposent dans une sorte de désordre créateur. Ici, point d’autorité superlative pour donner le la. Ce sont les pensées les plus puissantes qui s’imposent, mais plutôt par une bonne communication que par la légitimité conférée par une instance.

La culture internationale naissante trouve ses fondements dans la culture occidentale, non seulement parce que les Occidentaux, depuis plusieurs siècles, dominent le monde en termes de puissance, mais surtout parce qu’ils ont réussi, en tout cas jusqu’à présent, à jeter un discrédit moral sur les valeurs autres que les leurs. Même si d’autres cultures puissantes réprouvent les valeurs occidentales, elles n’osent pas le proclamer franchement, ni argumenter en sens inverse. On peut dire que les Occidentaux ont réussi à fomenter une culture internationale par intimidation ou par fascination – ce qui ne signifie pas qu’il en ira toujours ainsi. Il est bien possible que notre vision du monde soit tôt ou tard atténuée, subvertie, remplacée – en tout ou en partie – par d’autres manières de voir issues d’autres centres civilisateurs. On ne peut plus dire, comme Edmund Husserl en son temps, que, si beaucoup de peuples se demandent s’ils doivent ou non s’européaniser, nous autres Européens ne nous « indianiserons » jamais [1]. Peut-être d’ailleurs un certain processus d’« indianisation » a-t-il déjà commencé, si l’on regarde par exemple l’application actuelle en Espagne du Great Ape Project [2] mais ceci est une autre histoire.

Cette culture internationale naissante revêt un caractère imprécis et flou, parce qu’elle émerge de relations multiples et non d’une identité déterminée. Mais, en sus, elle se trouve dès l’enfance nourrie par une contradiction interne, en raison de la différence entre les deux grands pôles qui la suscitent : l’Amérique du Nord et l’Europe. L’une et l’autre, issues de la même culture et portant fondamentalement les mêmes valeurs, défendent dans le domaine international des interprétations sensiblement différentes. Aussi la mythologie dont on va tenter d’évoquer les thèmes principaux doit-elle être relativisée, selon les deux sources dont elle émane. Les mythes en question sont communs aux deux pôles, mais avec des différences perceptibles de certitude, et parfois d’interprétation.

[1] E. Husserl, La Crise de l’humanité européenne et la philosophie, Paris, Hatier, 1992, p. 56 (texte de la conférence donnée à Vienne en 1935).

[2] L’association Great Ape Project milite pour que l’on reconnaisse aux grands singes les mêmes droits fondamentaux qu’aux êtres humains. L’Espagne étudie actuellement une proposition de loi qui s’inscrit dans le cadre de ce projet (NDLR).

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