La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Thomas E. Mann intitulé « Réflexions sur l’élection présidentielle aux États-Unis », et publié dans le numéro 1/2001 de Politique étrangère.

Aucune œuvre romanesque n’aurait pu rendre de façon crédible les extraordinaires rebondissements de la dernière élection présidentielle aux États-Unis. Après les projections erronées d’une chaîne de télévision le soir de l’élection – projections qui suscitèrent un coup de fil d’Al Gore à George W. Bush, dans lequel le premier reconnut sa défaite avant de revenir, une heure plus tard, sur cette « concession » ; après 36 jours de combat politique et judiciaire en vue de mettre fin à ce qui était, fondamentalement, un match nul ; et après que la Cour suprême, nettement divisée et clairement partisane, décidait de mettre fin au comptage manuel en Floride qui aurait pu produire un résultat tout différent, Bush finit par emporter la présidence. Ce fut l’élection présidentielle la plus serrée de toute l’histoire américaine, le gagnant ne devant sa victoire qu’à quelques centaines de votes en Floride, sur plus de 100 millions de suffrages pour l’ensemble de la nation.

George W. Bush arrive à la Maison-Blanche sous les plus mauvais auspices. Il est le premier Président à perdre le vote populaire depuis 1888, et seulement le quatrième de l’histoire des États-Unis. Il n’emporte qu’une toute petite majorité au sein du collège électoral, et cela uniquement grâce à sa victoire contestée en Floride, où des preuves dignes de foi suggèrent que des bulletins défectueux, des électeurs troublés et un matériel de vote vieillot ont interdit à un grand nombre de partisans d’Al Gore de voir leur choix compris dans le décompte officiel des votes. L’élection de George Bush a été attestée par cinq membres conservateurs de la Cour suprême dont l’activisme judiciaire, le mépris nouveau pour les droits des États et l’utilisation assez imaginative de la clause constitutionnelle dite d’« égale protection » – empêchant les « sous-votes » émis par les minorités d’être comptabilisés – ont laissé les spécialistes de toutes tendances politiques plutôt abasourdis. Tandis que le nouveau Président conduit le premier État fédéral totalement républicain depuis presque un demi-siècle (avec une présidence et un Congrès tous deux républicains), il ne peut compter que sur une majorité des plus étroites au Congrès, et le vice- président Dick Cheney devra s’employer, au Sénat, à faire pencher la balance en sa faveur. Bush fait également face à un parti démocrate réunifié et galvanisé par le recompte des votes et par la perspective de prendre le contrôle des deux chambres lors des élections de 2002. Il va enfin devoir assumer le comptage informel, par certains médias, des bulletins de Floride ainsi que les recours en justice intentés par des militants pour les droits civiques.

Durant ces épreuves, le système constitutionnel américain a sans doute plié, mais il a tenu bon. La contestation de l’élection a trouvé sa solution devant les tribunaux, et Al Gore a accepté la décision sans appel de la Cour suprême, malgré son profond désaccord. La plupart des Américains reconnaissent la légitimité du nouveau Président, et ils sont généreusement disposés à lui laisser le bénéfice du doute. De son côté, Bush a l’occasion – quels que soient les obstacles – de modifier son ordre du jour et sa stratégie de coalition vis-à-vis du Congrès en tenant compte des nouvelles réalités politiques et en adoptant un programme de gouvernement crédible.

De la victoire annoncée au match nul

Aussi passionnante qu’ait été, historiquement, la bataille postélectorale pour désigner le vainqueur, et aussi intéressantes que soient les interrogations sur la capacité de Bush de gouverner, une question essentielle reste encore sans réponse : pourquoi le vice-président Al Gore n’a-t-il pas gagné ce scrutin haut la main ? La nation américaine a en effet connu une période de paix et de prospérité sans précédent. Le pourcentage d’opinions favorables dont bénéficiait le président Clinton a été parmi les plus élevés des derniers Présidents. Le parti démocrate, dans l’ère Clinton et Gore, s’est repositionné au centre du spectre idéologique et a pris fait et cause pour des options politiques considérées comme prioritaires par la majorité des citoyens. Enfin, Al Gore est un homme politique brillant et expérimenté dont la maîtrise des problèmes nationaux et internationaux surclassait de beaucoup celle de son adversaire. Dans ces conditions, comment a-t- il été possible que quelques centaines de voix en Floride aient pu décider du sort du nouveau président des États-Unis ?

Sans doute, nombre de militants républicains, tranquillisés par l’avance à deux chiffres donnée par certains sondages en faveur de Bush au début de la campagne, pensaient que la mainmise démocrate sur la Maison-Blanche arrivait à sa fin. Et dans les derniers jours de la campagne, son état-major lui prédisait encore une victoire confortable – de l’ordre de 6 à 8 points dans le vote populaire, et d’au moins 320 voix au sein du collège des grands électeurs. Tout au long de l’année 2000, en revanche, les experts annoncèrent une victoire démocrate. Les modèles de prévision électorale développés et utilisés par les spécialistes de science politique depuis quinze ans soulignent en effet que le parti sortant bénéficie d’un avantage significatif en période de prospérité économique, en particulier quand l’opinion publique est satisfaite des résultats du Président en exercice. Et si les modèles varient dans leur mesure de l’économie et de l’opinion publique, tous font de l’élection présidentielle un référendum sur les performances de l’Administration en place.

Cependant, même si ces modèles ont prédit de façon unanime la victoire de Gore dans le vote populaire — avec des estimations allant de 52,8 à 60,3 % des suffrages obtenus par les deux partis —, la fiabilité de leurs prévisions était plus aléatoire qu’il n’y paraissait. Nombre de ces modèles ont d’abord fait l’objet de corrections après les erreurs importantes constatées lors des élections de 1988 et 1992. En outre, tous reposent sur des séries courtes et sont extrêmement sensibles aux hypothèses de départ qui sont faites et aux moyens de mesure choisis ; et ils tolèrent de larges intervalles de confiance – c’est-à-dire d’importantes marges d’erreur. Néanmoins, ces modèles tiennent compte du contexte élargi des élections présidentielles et utilisent des méthodes d’analyse des campagnes plus rationnelles que les commentaires rapides et versatiles des sondeurs et des experts. Et en 2000, cette méthode d’analyse donnait Al Gore largement gagnant. Pourquoi avons-nous obtenu à la place un résultat quasiment nul ? Chacune des raisons suivantes permet sans doute de l’expliquer.

D’abord, l’économie n’avait peut-être pas le niveau d’excellence suggéré par les prévisionnistes. Certains analystes estiment que les performances américaines (en termes, par exemple, de revenu disponible par habitant) ont été, non pas supérieures, mais moyennes. D’autres affirment que la prospérité a duré trop longtemps pour avoir encore une influence sur les choix politiques, et que le crédit que le gouvernement sortant pouvait en tirer était largement épuisé. D’autres encore croient que, dans une compétition où le Président en exercice n’est pas candidat, les enjeux économiques se trouvent dilués. Les sondages de sortie des urnes donnent peu de crédit au premier de ces trois arguments : les votants mentionnèrent à la fois le dynamisme de l’économie américaine et l’amélioration de leur situation financière personnelle. Ceux qui affirmèrent que le bilan économique avait déterminé leur choix donnèrent un avantage de 22 points à Gore. Mais ce groupe ne représentait que 20 % de l’électorat, ce qui suggère que l’élection ne fut pas perçue, autant qu’on pouvait le penser, comme un référendum sur la prospérité.

L’héritage équivoque de Clinton

En second lieu, le taux d’opinions favorables quant à l’action du président Clinton ne rend peut-être pas compte de l’appréciation plus nuancée de l’opinion publique sur sa présidence. Après tout, il a soumis le pays (lui et ses adversaires), en 1998 et au début de 1999, à un scandale long et douloureux qui a failli se terminer par un impeachment. La plupart des Américains ont été consternés par son attitude,

et il n’a plus jamais retrouvé le prestige personnel dont il jouissait avant le scandale. Gore récupéra 85 % des votes de ceux qui appréciaient Clinton à la fois sur un plan professionnel et personnel ; mais, parmi le cinquième de l’électorat approuvant le professionnalisme de Clinton sans avoir d’estime pour sa personne, Gore ne recueillit que 63 % des suffrages. Cette seule différence pourrait suffire à expliquer ce qui manqua à Gore au soir de l’élection.

Mais les effets indirects du scandale pourraient bien avoir été encore plus préjudiciables au candidat démocrate. Gore ne s’est jamais senti à l’aise avec l’héritage de Clinton. Son obsession de se démarquer du Président et son choix d’envisager l’avenir plutôt que le passé le poussèrent à placer l’enjeu de l’élection hors du cadre d’un quasi-référendum sur le bon bilan de l’Administration sortante. Et Bill Clinton lui-même, l’un des hommes politiques les plus doués de l’histoire américaine, fut relégué à des tâches subalternes telles que des levées de fonds et quelques incursions dans des bastions démocrates. Tout montre de façon affligeante qu’il aurait fait plus de mal que de bien auprès des électeurs hésitants dans les États disputés. Il n’est que d’imaginer à quel point la campagne démocrate aurait été différente si les mots « Monica Lewinsky » n’avaient jamais fait partie du vocabulaire politique.

Une autre des conséquences du scandale Clinton fut la mobilisation de l’électorat socialement conservateur et l’élargissement du fossé culturel dans le monde politique américain. La preuve en est donnée par les médiocres résultats de Gore dans des États comme la Virginie- Occidentale, le Tennessee et l’Arkansas, aussi bien que par le soutien très différent qu’il recueillit chez les habitants des grandes villes, d’une part, et chez ceux des villes plus petites ou des zones rurales, de l’autre. La paix, la prospérité et les propositions démocrates sur le remboursement de la dette, le système de retraite fédéral (Social Security) et l’assurance maladie auraient sans doute pu l’emporter sur les valeurs traditionnelles, si l’affaire Lewinsky n’avait pas offensé tous ceux qui se retrouvèrent tiraillés entre des considérations économiques et des préceptes moraux. Les progrès accomplis auparavant par les démocrates dans la reconquête de l’électorat socialement conservateur sombrèrent sur cet écueil.

Ceci conduit directement à une troisième cause de l’incapacité de Gore à remporter facilement la victoire. Certains prétendent que sa rhétorique populiste, ses efforts agressifs pour mobiliser les minorités et les syndicats – assises traditionnelles du parti démocrate – et son opposition vigoureuse à la privatisation partielle du régime des retraites (Social Security) lui firent perdre le soutien crucial des modérés et celui des artisans de la nouvelle économie. Mais cet argument est loin d’être pertinent. Gore s’est présenté avec un programme tout à fait compatible avec la politique de Clinton. Ses attaques sur un mode « populiste » furent limitées et concentrées sur des problèmes très spécifiques : le coût élevé de prescription des médicaments, le refus arbitraire du traitement des maladies par les HMO. Il tempéra ces attaques en se faisant l’avocat farouche des entreprises de la nouvelle économie. Il bénéficia d’ailleurs d’un avantage net sur Bush parmi les électeurs qui considéraient l’assurance maladie ou l’assurance sociale comme l’une de leurs principales motivations électorales, et parmi ceux qui voyaient l’amélioration du système éducatif ou le renforcement de la Social Security comme une priorité et qui préféraient utiliser l’excédent budgétaire pour rembourser la dette et renflouer les régimes publics de retraite que pour réduire la fiscalité. Il fut perçu comme un candidat modéré et enregistra une avance de huit points sur Bush parmi les électeurs modérés. Il fit aussi un progrès substantiel parmi les femmes blanches, à haut niveau de revenu et diplômées de l’enseignement supérieur. Au total, les démocrates obtinrent d’excellents résultats dans les zones d’implantation de la nouvelle économie, tandis que les républicains prospérèrent dans les comtés et les États dominés par l’économie traditionnelle.

Certes, la rhétorique combative de Gore fut quelque peu discordante, notamment au regard de la prospérité que connaît le pays. Une touche plus mesurée aurait pu être plus efficace auprès des électeurs de la classe moyenne. Mais on trouve peu d’arguments montrant que Gore se positionna sur des positions excessivement de « gauche » et en paya chèrement le prix.

Le rôle de la campagne électorale

Une quatrième série d’explications concerne les candidats et leurs campagnes. Les politologues, y compris les prévisionnistes, tendent à sous-estimer le rôle des campagnes présidentielles, et cela parce que les citoyens accordent ordinairement peu d’attention aux questions politiques et que les campagnes servent surtout à mobiliser les partisans déclarés et à capitaliser sur les problèmes qui façonnent le contexte électoral. Ainsi, une différence importante quant à la qualité des candidats ou à l’efficacité de leurs campagnes respectives ne pourrait influer qu’à la marge sur le résultat, et les campagnes présidentielles des différents candidats finiraient, en général, par se neutraliser mutuellement. […]

>> Lisez la suite de l’article sur Persée <<