La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Lincoln Steel, intitulé « L’économie britannique et le marché commun », et publié dans le numéro 3/1957 de Politique étrangère.

Avant d’aborder l’étude d’un tel sujet, il est peut-être bon de revenir un peu en arrière, ce qui permettra, je, crois, de mieux se rendre compte du point de vue adopté par la Fédération des Industries et les producteurs britanniques. A l’époque de la conférence de Messine, peu de gens croyaient au Royaume-Uni que le Marché commun aboutirait un jour. Des doutes très sérieux subsistaient quant à la possibilité pour les Six de parvenir à un accord du type de celui qui fut finalement réalisé.

Je crois aussi qu’à l’époque l’attitude du Royaume-Uni vis-à-vis des problèmes traités par les Six avait paru à plus d’un observateur du continent comme étant dictée par un sentiment d’indifférence, voire d’hostilité. La chose était à mon avis inévitable, étant donné que malgré la très grande sympathie qu’on éprouve en Grande-Bretagne pour l’idée d’intégration européenne, il ne semblait exister alors aucune possibilité concrète d’associer activement le Royaume-Uni aux Six dans le cadre d’un Marché commun assorti d’une union douanière.

Chacun se rendra compte, j’espère, de l’extrême complexité que la clause de préférence impériale a introduite dans notre système économique et de la force et de l’importance des liens économiques qui nous réunissent au Commonwealth. Pour ne citer que quelques chiffres, ou plutôt des ordres de grandeur, je rappellerai qu’une moitié des échanges extérieurs de la Grande-Bretagne se déroule avec les pays du Commonwealth, un quart avec les pays de l’O.E.C.E., y compris les Six, et un quart avec le restant du monde. Aussi, au moins dans le domaine des échanges extérieurs, les intérêts les plus vitaux de la Grande-Bretagne se rapportent-ils au commerce avec le Commonwealth ; c’est là une réalité qu’aucun Anglais, et surtout aucun industriel ou aucun exportateur britannique ne peut se permettre d’ignorer.

Chacun sait également qu’en 1932, au moment de la grande dépression, lorsque le Royaume-Uni a abandonné la politique libre-échangiste qu’il avait en vain cherché à maintenir dans un monde devenu de plus en plus protectionniste, une série d’accords furent conclus à Ottawa dont il résulta une association d’intérêts très étroite entre la Grande- Bretagne et les territoires du Commonwealth. Cette association, qui subsiste encore, implique la franchise totale, à quelques exceptions près, pour les produits du Commonwealth vendus en Grande-Bretagne ; et encore ces exceptions comportent-elles un certain degré de préférence au profit des importations en provenance du Commonwealth. D’autre part, les pays du Commonwealth ont accordé des droits préférentiels aux exportations britanniques dans leurs territoires respectifs.

La nature de cette préférence est assez floue. Il n’existe aucun lien direct entre la préférence que le Royaume-Uni accorde aux importations provenant d’un territoire donné et celle que ce territoire donne aux importations en provenance de la Grande-Bretagne. En ce qui concerne les industries britanniques, certaines ont bénéficié dans une large mesure de la préférence, tandis que d’autres n’en ont tiré pratiquement aucun profit. D’ailleurs, même celles de la première catégorie n’ont pas bénéficié de la préférence dans une égale mesure dans tous les territoires vers lesquels elles exportaient. Par exemple, l’industrie automobile jouit de la préférence lorsqu’elle exporte en Australie, alors qu’elle n’en jouit nullement lorsqu’elle exporte dans l’Inde.

Il est vrai également qu’avec les années l’étendue de la préférence eut tendance à se réduire. Ceci tient en partie au fait que certaines préférences ont disparu pour des raisons historiques ; mais aussi à ce que certaines préférences consistaient en une réduction spécifique et non proportionnelle des droits établis, si bien que la diminution du pouvoir d’achat de la monnaie et la hausse des prix ont eu pour effet de diminuer la portée de ces abattements. Mais il n’est pas douteux que, prise dans son ensemble, l’industrie britannique est grandement avantagée par ce système de préférence impériale, et selon moi, il eût été tout à fait impossible pour un gouverneur britannique, quel qu’il fût, d’entreprendre la moindre démarche visant à le supprimer, sans qu’il se heurtât à une opposition très forte, venant non seulement des industriels, mais de tous ceux qui demeurent attachés à l’un des rares liens qui unissent encore le Royaume-Uni aux territoires d’outre-mer du Commonwealth.

Lorsqu’il apparut que les Six étaient sur le point de proposer la formation d’une union douanière, il était évident que le Royaume-Uni ne pouvait y adhérer. La politique de l’Angleterre pendant de nombreuses années avait été de garantir aux produits du Commonwealth le libre accès dans le Royaume-Uni. Aucun gouvernement ne pouvait pratiquement envisager d’entrer dans un système qui au lieu d’assurer un tarif préférentiel aux produits du Commonwealth mettait ceux-ci au contraire dans une position désavantageuse par rapport aux importations en provenance des Six pays. Cette perspective aurait paru intolérable aux industriels britanniques. C’est à mon avis le concept même de l’union douanière, ce point vital, qui empêcha l’adhésion directe du Royaume-Uni au Marché commun.

Nous nous sommes alors trouvés devant un dilemme. Nombreux étaient les Anglais dont la sympathie était acquise aux buts des Six et qui souhaitaient manifester d’une façon ou d’une autre leur sentiment vis-à-vis de l’intégration européenne, mais cette question des tarifs préférentiels du Commonwealth leur interdit d’aller plus loin. La première lueur d’espoir dans cette situation qui paraissait inextricable fut la proposition d’associer le Royaume-Uni au Marché commun par le moyen d’une zone extérieure de libre échange. C’est vers le mois de février de l’année dernière que cette idée commença à être discutée et étudiée en détail en Angleterre. Un comité spécial fut institué à la Fédération des Industries britanniques afin d’étudier la question et bientôt il sembla que cette solution pourrait être adoptée pour résoudre un problème jusqu’ici insoluble.

Depuis lors, il n’est pas exagéré de dire que l’intérêt pour les problèmes de l’intégration européenne n’a cessé de croître. Dès que parut s’offrir au Royaume-Uni une solution compatible avec ses responsabilités et ses liens dans d’autres régions du monde, l’atmosphère changea totalement et l’on se mit à étudier avec ardeur les divers aspects du problème.

La difficulté qui surgit tout d’abord concernait le vieux problème épineux de l’agriculture. Voici pourquoi : les importations en provenance du Commonwealth consistent pour 90 % de produits agricoles et de matières premières ; 10 % seulement de produits importés tels que les automobiles, les disques en provenance du Canada sont à inscrire actuellement au chapitre des produits manufacturés.

A première vue notre adhésion à la zone de libre échange — qui laisse à ses partenaires une entière liberté de manœuvre dans le domaine des tarifs extérieurs — n’affectait en rien les importations agricoles en provenance du Commonwealth. Dans la mesure en effet où il s’agit de produits qui entrent en Grande-Bretagne en franchise de tout droit, comme c’est le cas pour le blé canadien par exemple, une telle adhésion, même si elle doit s’appliquer à tous les produits, agricoles ou non, ne modifie en rien la situation de nos fournisseurs : elle ne fait que placer ces derniers sur un pied d’égalité avec les producteurs du continent. Mais il est un certain nombre de produits dont les exportations ne jouissent pas d’une franchise totale, mais seulement d’un tarif préférentiel. Certaines de ces livraisons atteignent un volume considérable, comme c’est le cas pour le beurre et le fromage ; d’autres, moins importantes, présentent néanmoins un intérêt vital pour le pays qui les effectue ; par exemple les vins de Chypre, territoire dont la situation est d’ores et déjà difficile.

Ainsi le problème, pour le Royaume-Uni, dans le cadre de ses relations avec le Commonwealth, serait étonnamment simplifié si l’agriculture n’était pas comprise dans la zone de libre échange et si on ne lui appliquait pas les mêmes règles qu’aux produits finis.

Une autre cause d’hésitation pour nos nationaux tient à l’histoire même de l’agriculture britannique qui a passé par un certain nombre de stades, mais qui depuis les années 1930, — son niveau le plus bas — a vu sa situation s’améliorer grâce à un grand nombre de mesures gouvernementales, de subventions, de contingents et dans certains cas de tarifs protecteurs saisonniers.

Presque tous les pays d’Europe occidentale ont connu la même expérience : chaque gouvernement souhaite maintenir une production agricole prospère pour un ensemble de raisons politiques, stratégiques et sociales et le résultat en ce qui concerne l’Empire est que le Royaume-Uni produit environ 60 % de ses besoins alors que dans les années 30 ce pourcentage ne dépassait pas 30 à 40 %. Cette amélioration se traduit par une économie annuelle de 150 millions de livres sterling qui contribuent puissamment à équilibrer la balance des paiements.

Le gouvernement britannique ne pouvait donc manifestement rien entreprendre qui pût détruire le mécanisme qu’il avait mis sur pied pendant ces années afin d’aider l’agriculture britannique. Il semblait exclu qu’un accord pût être réalisé sur le libre échange des produits agricoles, aussi la façon la plus élégante de résoudre le problème était-elle de ne pas inclure ces derniers dans le projet.

Toutefois, une telle solution, on s’en rendait bien compte, ne manquerait pas de soulever de nombreuses difficultés avec des pays, et en particulier avec le Danemark, que la zone de libre échange pouvait intéresser ; même avec certains des Six, comme l’Italie, les négociations n’en seraient pas facilitées. D’autre part, même dans le Traité de Rome, les données relatives à l’agriculture paraissent, du moins aux Britanniques, assez éloignées de la notion de libre échange. Nous estimons en effet que tout en étant inscrite en principe dans les clauses du traité, l’agriculture s’en trouve exclue en pratique, ou tout au moins fait l’objet de dispositions qui n’ont pas grand-chose en commun avec le libre échange.

Les Britanniques ont une position différente qui, à l’analyse, d’ailleurs, ne s’écarte pas beaucoup de cette définition. Nous avons effectivement déclaré que nous n’envisageons pas dans l’avenir une libération totale des produits agricoles et par libération totale, j’entends les échanges sans protection douanière et sans contingentement.

C’est pourquoi nous avons pensé qu’il serait plus simple et plus élégant de réserver ce chapitre. C’est le point peut-être le plus litigieux qui ait été soulevé en liaison avec ces débats sur la zone de libre échange et le Marché commun, mais c’est ainsi que les choses se sont passées et telle est notre position. Pratiquement la différence, à mon avis, entre les deux points de vue n’est pas aussi grande qu’elle en a l’air au premier abord. Que l’on considère la situation actuelle de l’agriculture dans le Royaume-Uni, dans les Six pays ou dans l’Europe occidentale considérée dans son ensemble, il s’agit toujours d’une industrie réglementée et fortement contrôlée, et encore l’est-elle moins dans le Royaume-Uni qu’elle ne l’est en France, en Allemagne ou en Italie. Le pourcentage de libération des produits agricoles du Royaume- Uni dépasse 90 % ; le marché du blé est complètement libre et la plus grande partie des produits agricoles sont importés en franchise totale. Les résultats de cette liberté sont assez frappants. Au mois de février dernier, le prix de gros du beurre néo-zélandais et australien importé en Angleterre en franchise de douane et sans limitations quantitatives, était à peine supérieur au tiers du prix français et inférieur à la moitié du prix belge et allemand.

Nous pensons donc que cette question des produits agricoles devrait et pourrait être envisagée d’une tout autre façon que la question des produits finis et, de même qu’il n’est pas dans nos intentions de souscrire un engagement qui nous mettrait dans une situation comparable à celle des Six, c’est-à-dire que nous ne prévoyons pas des mesures gouvernementales et un contrôle étendu de l’administration, un système de prix minima, etc., de même il nous est impossible dans ces conditions de libérer complètement les échanges de cette catégorie de produits. […]

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