Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n° 3/2020). Denis Bauchard propose une analyse de l’ouvrage de Benjamin Stora, Retour d’histoire. L’Algérie après Bouteflika (Bayard, 2020, 166 pages).

Le nouveau livre de Benjamin Stora est pour l’essentiel une réflexion sur le Hirak, qui s’est développé spontanément depuis le 22 février 2019, sur tout le territoire algérien, et dont la mobilisation se poursuit, en dépit d’un certain essoufflement. Il s’agit d’une mise en perspective de « la grande secousse » qui affecte ce pays et apparaît, selon l’auteur, comme un « seuil » important dans son histoire. « Raconter une révolution encore en acte, quasiment en temps réel et en direct, n’est pas une tâche facile », reconnaît‑il. Mais Benjamin Stora a pu appréhender l’acte I – la chute de Bouteflika – et l’acte II – l’élection du président Tebboune – de cette révolution inachevée.

L’auteur retrace la montée vers le pouvoir de Bouteflika et sa chute brutale. Véritable « revenant » après un exil forcé, il se fait élire président en 1999 dans des conditions controversées, avec l’appui de l’armée. L’accord secret avec l’Armée islamique du salut, suivi du référendum sur la concorde civile dès 1999, puis l’adoption de la Charte pour la paix et la réconciliation en 2005, font du nouveau président celui qui a mis fin à une guerre civile particulièrement cruelle. Mais, dès le troisième mandat, entamé en 2009, apparaissent des fissures. Les unes sont liées à son état de santé, ponctué notamment par l’AVC de 2013 qui conduit de fait à une vacance de pouvoir de plus en plus manifeste. Mais d’autres facteurs jouent, comme l’arrivée d’une génération qui n’a pas connu la guerre d’indépendance, et un essoufflement évident de la vie politique. Après un quatrième mandat obtenu alors que Bouteflika est déjà rivé à son fauteuil roulant, l’annonce d’un cinquième mandat est « l’humiliation de trop » qui déclenche, début 2019, des manifestations d’une ampleur inconnue jusqu’alors. Tout laisse à penser que le clan présidentiel a voulu passer en force, comme semble le montrer la position de l’armée et de la puissante organisation des moudjahidines. Le président est lâché par le chef de l’armée, le général Gaïd Salah, qui le contraint à la démission le 2 avril.

On lira avec intérêt les passages consacrés à la mémoire. D’abord celle des Algériens eux-mêmes, qui questionnent le narratif officiel dès les années 1990, réhabilitant certaines grandes figures comme Ferhat Abbas ou Messali Hadj. Mais l’ombre de l’histoire plane également sur les relations entre l’Algérie et la France : « mémoires sous tensions », en dépit de la tentative du président Chirac pour trouver un accord sur un traité de réconciliation. Les sept années de guerre continuent à être écrites de façon controversée, et la sortie de la « rumination du passé » reste difficile.

Si le Hirak a contribué à la chute de Bouteflika, il n’a pu empêcher l’élection présidentielle de décembre 2019. En fait, les manifestants s’en prennent au système lui-même, mettant directement en cause le pouvoir de l’armée. La mort du général Salah, l’élection d’Abdelmadjid Tebboune et la crise du coronavirus ont défini une nouvelle donne et freiné la mobilisation. L’avenir demeure incertain. Le mouvement est loin d’être apaisé, même si son manque de structuration et son « dégagisme » outrancier affectent sa crédibilité. De son côté, le pouvoir entend préserver un système de gouvernance verrouillé par l’armée. L’auteur esquisse des pistes d’une sortie de crise qui demeure problématique.

Denis Bauchard

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