Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020). Isabelle Saint-Mézard propose une analyse de l’ouvrage de Shashi Tharoor, L’Inde selon Modi (Buchet Chastel, 2020, 272 pages).

Écrivain prolifique et homme politique médiatique, Shashi Tharoor incarne la figure de l’intellectuel indien cosmopolite et libéral, tant décrié par les tenants de l’hindutva (la droite nationaliste hindoue) actuellement au pouvoir avec le parti BJP (Bharatiya Janata Party – Parti du peuple indien).

L’ouvrage ici présenté est une traduction extraite de The Paradoxical Prime Minister: Narendra Modi and His India, paru en 2018 et d’abord destiné à un public indien dans la perspective des législatives de 2019 (gagnées par le BJP avec une majorité renforcée). Comme il le clarifie d’emblée en préambule de la version française, Tharoor ne prétend pas être un « observateur impartial », et l’essentiel de son propos consiste à dénoncer les échecs et errements du premier gouvernement Modi.

À ce titre, les pages consacrées à Modi et au concept de « Moditva » sont particulièrement intéressantes. L’auteur note certes que Modi « est indéniablement un produit […] du mouvement hindutva ». Mais il suggère aussi que Modi a, à son tour, produit un nouveau type d’hindutva, en l’occurrence « empreint d’un culte de la personnalité jusqu’ici étranger à cette idéologie ». Cette hybridation de l’idéologie de l’hindutva et des pratiques et convictions propres à Modi débouche sur le « Moditva », c’est-à-dire « une combinaison d’hindutva, de nationalisme, de développement économique et de personnalisation du pouvoir à outrance ». Tharoor reconnaît la grande efficacité de ce « Moditva », « soigneusement emballé et présenté, avec une attention particulière portée à la diffusion (à grands frais) de son message auprès du public ».

Au-delà de Modi, Tharoor relève les échecs patents de son premier gouvernement, dont la démonétisation de la fin 2016. Il s’inquiète aussi du travail de sape contre l’indépendance des institutions, de la marginalisation des minorités et du harcèlement des opposants, ainsi que de « l’exaltation des sentiments patriotiques associée à l’identification du parti au pouvoir avec la nation ». Il s’insurge contre la vision étriquée que les militants de l’hindutva ont de la culture et de l’histoire indiennes, et contre l’ordre moral et la tradition patriarcale dont ils sont porteurs. Il se désole, enfin et surtout, de leur incompétence : « De tous les maux infligés à l’Inde par le BJP (la liste est longue), le plus déroutant est sans doute l’ignorance atavique de ses dirigeants. »

Accompagné d’un utile appareil de notes pour ceux qui sont peu familiers du contexte indien, cet ouvrage constitue un intéressant témoignage d’un homme politique qui se définit comme « Indien progressiste » et ardent défenseur du pluralisme tel que promu par les pères fondateurs, notamment par Jawaharlal Nehru. Il est d’ailleurs instructif de noter l’expérience de Tharoor lorsqu’il évoque la violence des attaques que la « cyber-milice » du BJP inflige aux opposants politiques : « Étant moi-même régulièrement victime de ces attaques, je sais combien il est mortifère d’ouvrir son mur Facebook et de se retrouver submergé par un flot de commentaires haineux. »

Tharoor dénonce en somme, et souvent avec raison, les errements du premier gouvernement Modi, tout en admettant que ceux-ci n’entament pas la popularité du Premier ministre. On regrettera néanmoins qu’il ne donne pas d’éclaircissements sur les difficultés que traverse son propre parti (le Congrès national indien), et sur ses chances de retrouver dynamisme et écho auprès des électeurs.

Isabelle Saint-Mézard

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