Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2021 de Politique étrangère (n° 2/2021). John Seaman, chercheur au Centre Asie de l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Yanzhong Huang, Toxic Politics: China’s Environmental Health Crisis and Its Challenge to the Chinse State (Cambridge University Press, 2020, 282 pages) et de Yifei Li & Judith Shapiro, China Goes Green: Coercive Environmentalism for a Troubled Planet (Polity Press, 2020, 240 pages).

Le monde se rapproche de en plus plus d’un précipice : de multiples points de basculement environnementaux – changement climatique, effondrement de la biodiversité, destruction des écosystèmes naturels… – demandent une action concertée des États et des citoyens. Dans ce mouvement, la Chine occupe une position charnière et paradoxale de deuxième économie mondiale et premier pollueur en agrégat : il est donc inconcevable que des solutions puissent être trouvées aux défis environnementaux mondiaux sans des efforts importants de la part de Pékin. Le changement climatique est aujourd’hui identifié, à Washington comme presque partout en Europe, comme un domaine de coopération nécessaire avec Pékin, dans lequel les tensions géopolitiques caractéristiques du temps doivent être mises de côté.

Dans le même temps, la Chine cherche à se positionner clairement comme leader mondial en matière de protection environnementale et de développement durable. S’éloignant d’une stratégie de développement économique à n’importe quel prix, les dirigeants chinois reprennent le refrain de la protection environnementale, inscrivant même le concept de « civilisation écologique » dans les Constitutions du Parti communiste chinois (PCC) et de la République populaire de Chine (RPC). La Chine est désormais non seulement le plus grand émetteur de CO2 au monde, mais aussi le plus grand producteur d’énergies renouvelables. En septembre 2020, juste avant que les élections présidentielles américaines ne décident de l’orientation future de Washington en matière de politique climatique, le président chinois Xi Jinping annonçait l’objectif ambitieux d’une neutralité carbone pour 2060. Fin octobre 2021, la Chine accueillera l’importante COP15 sur la biodiversité à Kunming. Plus généralement, le pays intègre de plus en plus son modèle de gestion environnementale à son initiative « Ceinture et Route » et le présente à ses partenaires du Sud à travers des programmes d’échange comme les Green Envoys.

Nombre d’écologistes à travers le monde considèrent qu’une approche autoritaire et étatique est le seul moyen de prendre des mesures rapides et décisives pour éviter une catastrophe planétaire. La forme assumée par la Chine d’un « environnementalisme coercitif », du haut vers le bas, constitue donc un modèle de plus en plus visible. La lutte pour sauver la planète pourrait devenir rapidement un nouveau champ d’affrontement des idéologies politiques.

Deux livres récents entrent dans ce débat, offrant un récit nuancé et édifiant de cette nouvelle forme d’écologisme chinoise, de la politique complexe qui la façonne, et de ses limites comme modèle de gouvernance environnementale à la fois local et mondial. Si l’éveil des décideurs politiques chinois au défi écologique est important, les auteurs soulignent cependant les lacunes de la Chine dans ce domaine.

Dans Toxic Politics, Yanzhong Huang, senior fellow au Council on Foreign Relations, professeur à l’Université Seaton Hall aux États-Unis et expert en politique de santé mondiale, donne un état des lieux approfondi de la crise environnementale en Chine, et de la manière dont elle remet en question la légitimité de l’État-parti. L’ampleur du défi est énorme, avec des centaines de milliers de morts chaque année en Chine du fait de la pollution, et des dizaines de millions d’autres souffrant d’effets chroniques. Huang estime que l’impact économique est également massif et ne fera que s’accroître à l’avenir, ce qui augmente la probabilité que la Chine soit incapable d’échapper au redouté « piège à revenu intermédiaire ». Néanmoins, jusqu’en 2012, explique Huang, quand la dégradation de la qualité de l’air dans le pays a entraîné une crise aiguë connue sous le nom d’« Airpocalypse », la politique environnementale n’était guère considérée comme un champ d’action prioritaire : la destruction de l’environnement constituait un « désastre lent » mais il manquait l’urgence d’un « événement épidémique ». Cette crise était également, en 2012, soumise à des pressions extérieures, notamment celles de l’ambassade américaine qui a mis en lumière l’ampleur du problème auprès des autorités et du public chinois. Il faut aussi noter par ailleurs que cette crise a coïncidé avec la montée en puissance de Xi Jinping à la tête du Parti et de l’État, une transition teintée par des frictions au sein du PCC, notamment avec l’affaire Bo Xilai, incitant les autorités à multiplier les sources de légitimité.

Plutôt que d’être guidée par une compréhension de long terme des défis rencontrés, ce qui permettrait une réponse globale et stratégique, la politique environnementale chinoise reflète désormais une réponse de crise. Pour Huang, c’est la fragilité cachée de l’État chinois qui explique en fin de compte pourquoi ses dirigeants, et Xi Jinping en particulier, attachent désormais une si grande importance à la question environnementale.

Yifei Li et Judith Shapiro poussent plus loin cette idée dans China Goes Green. Li enseigne les études environnementales à l’Université de New York à Shanghai et Shapiro est professeur de politique environnementale à l’American University aux États-Unis, avec une longue expérience de travail en Chine sur ce sujet. Ensemble, ils offrent une analyse détaillée et critique de la transformation verte de la Chine. Pour eux, plutôt qu’un véritable effort efficace pour lutter contre la crise environnementale de manière durable, la politique environnementale en Chine constitue un instrument d’extension du contrôle de l’État et du parti sur la société chinoise. En d’autres termes, alors que « l’environnementalisme autoritaire » est supposé être un modèle où des mesures coercitives permettent d’atteindre prioritairement les objectifs environnementaux, les priorités politiques de la Chine sont inversées, et produisent ce que les auteurs appellent « l’autoritarisme environnemental ». Les outils que le gouvernement chinois utilise pour déployer sa politique dans ce domaine – y compris les campagnes politiques, la répression, la fixation d’objectifs et la modification des comportements – sont destinés, en fin de compte, au renforcement du contrôle de l’État plus qu’à la protection et la préservation écologiques.

Les deux livres expliquent ainsi que l’approche actuelle de la Chine en la matière est fondamentalement défectueuse. Bien que Li et Shapiro semblent convenir que l’« environnementalisme coercitif » peut avoir ses mérites, et est peut-être même nécessaire, dans une certaine mesure, pour lutter contre la crise planétaire qui nous attend, ils insistent sur le fait que, pour être efficaces, les mesures coercitives doivent être mutuellement convenues avec les populations et les acteurs concernés. Elles doivent donc résulter d’un processus de consultation inclusif, transparent, et adapté au contexte local, qui intègre des acteurs indépendants de la société civile et un respect de l’état de droit pour maintenir le pouvoir de l’État sous contrôle.

Li et Shapiro n’identifient qu’un seul cas de succès ténu des efforts de protection de l’environnement en Chine – la restauration du plateau de Lœss sur les rives du fleuve Jaune à la fin des années 1990 et au début des années 2000 –, et concluent que c’est précisément parce que les autorités chinoises ont adopté ici une approche plus souple et consultative que leur politique a réussi. Les auteurs montrent par ailleurs que l’approche trop stricte et imposée par l’État chinois – caractérisée comme une politique à l’emporte-pièce – a conduit à des solutions temporaires à des problèmes tels que celui de la qualité de l’air, mais comme ces solutions sont finalement partielles, avec des résultats inefficaces, elles sont insuffisantes, voire contre-productives sur le long terme.

Sur ces questions, Huang est d’accord : l’efficacité des politiques restera limitée à moins que le gouvernement ne s’engage à moderniser sa boîte à outils, ce qui nécessiterait de profonds changements dans les relations entre l’État et le marché, la structure du pouvoir bureaucratique, et les relations entre l’État et la société. Huang ne peut conclure que la crise environnementale de la Chine marquera la fin de l’emprise du PCC sur le pouvoir – Li et Shapiro non plus – : la capacité de résilience du régime s’est avérée remarquable. Il considère néanmoins que la bataille pour maintenir la légitimité du Parti sera de plus en plus rude au fur et à mesure que la crise environnementale s’approfondira.

En dépit de toutes ces lacunes, la Chine promeut son modèle de gouvernance écologique à l’échelle mondiale. Li et Shapiro détaillent, par exemple, comment le principal projet de politique étrangère de Pékin, la fameuse initiative Ceinture et Route, est désormais présenté comme un vecteur de premier plan du développement « vert » aux caractéristiques chinoises. Ceci, en dépit du rôle central que joue la Chine dans le développement du charbon et de l’hydroélectricité à l’étranger, et de la forme de mondialisation industrielle que défend son projet. L’initiative Ceinture et Route est également connue pour sa nature sino-centrée et l’absence de consultation locale, en dépit du discours officiel sur la « coopération gagnant-gagnant ». Pour l’essentiel, plutôt que d’affronter les faiblesses de son modèle de gouvernance environnementale, la Chine transforme sa formule nationale en politique étrangère : se positionner en tant que référence « verte » (pas toujours méritée) pour renforcer sa légitimité dans la course au leadership mondial. Grâce au déploiement de nouvelles technologies et méthodes, telle l’analyse du big data pour améliorer la surveillance et affiner les outils environnementaux coercitifs, Li et Shapiro établissent également un lien entre la poussée écologiste de la Chine sur la scène mondiale et l’exportation de ses méthodes pour renforcer le contrôle politique.

Huang, quant à lui, souligne un point différent, notant que les efforts de la quête chinoise de leadership mondial reflètent moins une grande ambition stratégique de renverser l’ordre international libéral, que le désir du PCC de préserver sa domination nationale. Dans le même temps, il considère qu’il est difficile d’imaginer que la Chine puisse retrouver sa grandeur d’autrefois si le peuple chinois ne dispose pas d’air pur, d’eau potable et de sols non contaminés. Huang conclut son livre sur une autre considération inquiétante : l’instabilité politique provoquée par la crise écologique pourrait déboucher sur une Chine chancelante et déstabilisée, ce qui pourrait être plus dangereux qu’une Chine affirmative et ascendante.

John Seaman
Chercheur au Centre Asie de l’Ifri

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