Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (4/2012). Yves Gounin propose une analyse de l’ouvrage de Rachel Maddow, Drift: The Unmooring of American Military Power (New York, Crown, 2012, 288 pages).

Rachel Maddow est une vedette du petit écran américain. On retrouve dans Drift son intelligence malicieuse et son sens de la provocation. Elle a choisi de s’y attaquer à l’une des institutions les plus respectées des États-Unis. La « dérive » à laquelle le livre fait référence est celle de l’armée américaine qui s’est lentement mais sûrement coupée du peuple.
La Maison-Blanche est sortie vainqueur du bras de fer qui l’a opposée au Congrès sur les pouvoirs de guerre. Alors que les pères fondateurs avaient recommandé que le pouvoir de déclarer la guerre échappe à l’exécutif, les présidents successifs, de Richard Nixon à George W. Bush, n’ont eu de cesse d’en revendiquer l’usage. R. Maddow montre comment, depuis l’invasion de Grenade jusqu’à celle de l’Irak, le Congrès a été réduit au rôle de chambre d’enregistrement des décisions prises dans le bureau ovale.
Autre facteur : la professionnalisation. La guerre du Vietnam avait traumatisé l’Amérique parce que les conscrits avaient été envoyés au front et n’en étaient pas tous revenus. Les successeurs de Lyndon Johnson ont retenu la leçon et cherché par tous les moyens à faire la guerre sans traumatiser Main Street. Les combattants ne sont plus des citoyens ordinaires mais des professionnels dûment rémunérés, dont la mort au combat est traitée comme un banal accident de travail. Il est significatif que les images de leurs cercueils ne circulent plus guère, soit que l’armée en censure la diffusion, soit que la presse s’en désintéresse.
Même si elle ne procède pas de la même logique, l’externalisation creuse un peu plus le fossé entre les Américains et leur armée. Début 2011, 4 500 soldats américains stationnaient en Irak contre 65 000 auxiliaires privés. Quand les États-Unis font la guerre, ils en confient la charge à des compagnies privées dans des conditions juridiques et budgétaires souvent opaques. R. Maddow dénonce ces travers et appelle à en finir avec la privatisation de la guerre.
Un dernier facteur est la tendance naturelle de la structure militaire à justifier son existence par la persistance des menaces. R. Maddow consacre un chapitre particulièrement mordant à l’arme nucléaire. Elle rappelle les accidents, plus ou moins graves, qui ont marqué son histoire et souligne son anachronisme depuis la disparition de la menace « existentielle » soviétique. Elle reproche au complexe militaro-industriel d’être devenu un Léviathan, aux moyens sans commune mesure avec les menaces auxquelles la nation est confrontée.
Cette « dérive » ne serait pas si grave si elle n’avait pour conséquence de rendre la guerre anodine. L’auteur déplore que les États-Unis soient devenus une nation « at peace with being at war ». Tant que le lien armée/nation restait fort, les États-Unis y regardaient à deux fois avant de partir en guerre. Si le président peut déclarer la guerre sans débat au Congrès, si une ultraminorité de soldats et de mercenaires risquent leur vie loin du sol américain et loin des caméras de télévision, si le coût inflationniste des dépenses militaires n’impacte plus un budget fédéral dont le déficit se creuse sans limites, alors Washington sera tenté de répondre à la moindre menace par la force. Ce n’est pas dans l’intérêt des États-Unis ; ce n’est pas dans l’intérêt du reste du monde.

Yves Gounin

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