CVsmall4-2013L’Europe, bloquée d’en haut par les divergences entre États et la tentation des replis nationaux, serait-elle aussi menacée d’éclater par le bas ? L’année 2014 a quelque chance d’être décisive, à plusieurs égards.
Les élections au Parlement européen s’annoncent mal. Une participation en baisse pourrait témoigner de la désaffection des opinions et de l’échec du Parlement à se poser comme institution démocratique de premier plan. Et divers populismes anti-UE, surfant sur le scrutin proportionnel, pourraient imposer une présence lourde dans le futur Parlement, écho d’une crise de la démocratie représentative qui semble se diffuser sur le Vieux Continent. L’année 2014 sera également celle de possibles référendums, en Écosse et en Catalogne, sur une hypothétique indépendance, et l’année de législatives belges qui donnent déjà lieu à l’exposé de programmes quasi-séparatistes en Flandre. Politique étrangère s’attache dans la présente livraison à ces trois hypothèses, et à leur relation à la construction européenne. Au vrai, les trois cas ont leurs spécificités historiques, culturelles, juridiques. La tentation du repli sur soi semble structurante en Flandre ; la revendication historique dominante en Catalogne ; la volonté de négocier une autonomie encore élargie au fondement de la démarche écossaise. Les modèles sont donc distincts, au-delà du traditionnel discours sur l’autodétermination des peuples.
Restent que ces trois cas s’inscrivent dans ce que l’on peut voir comme un mouvement de « défaisance », de déconstruction de cadres de référence des relations internationales, mouvement qui pose à la fois le problème de la capacité des États-nations à exprimer la volonté politique des peuples – c’est la définition de la démocratie moderne… – et celui du rapport de la construction européenne à ces mêmes peuples.
L’Union européenne (UE) a échoué à résoudre l’opposition classique entre ces deux valeurs essentielles : la souveraineté des États et l’autodétermination des peuples. Elle n’a ébauché que de fausses solutions : expression des régions, défense de leurs cultures et de leurs langues, etc. Mais pouvait-on exiger qu’elle tranchât de problèmes exprimant le malaise des États eux-mêmes ? Le politique – débat politique, mécanismes institutionnels – peut seul poser les problèmes, modifier la manière de les penser, proposer des réponses. Force est de constater que le niveau européen ne s’est pas institué en niveau de production politique indépendant de celui des États. S’il n’y a pas de « peuple européen », il n’y a pas de création politique proprement européenne, mais du réglage réglementaire, de l’institutionnel. Nous voilà donc ramenés à ces vieux États, à leur volonté et à leur capacité de survivre, de se tirer d’une crise multifaces : économique, sociale, politique et désormais souvent morale…

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L’Amérique du Sud est un quasi-impensé des représentations géopolitiques européennes. Hier, la compétition feutrée qui y opposait les deux grands de la bipolarité l’inscrivait dans le champ de bataille global. Aujourd’hui, sa pacification démocratique et une santé économique réelle, même si inégalement répartie, semblent paradoxalement relativiser son poids géopolitique. Certes, le Brésil compte, pèse au nombre des grands émergents ; mais avec d’immenses problèmes et sans avoir réussi encore à convertir son poids objectif en argument politique à l’échelle du monde. Certes, l’Argentine semble s’être éloignée de dangers économiques mortels, mais avec des réussites encore fragiles. Ces deux pays, majeurs, arborent d’incontestables acquis, mais ces derniers demeurent cernés de lourdes interrogations sur la pérennité des embellies économiques et sur la stabilité de leur système politique.
Le dossier que nous proposons ici met en lumière ces forces et faiblesses des grands acteurs sud-américains, tout comme l’ambivalence de leur rapport au grand large. Le développement du commerce transpacifique installe le sous-continent à un niveau d’acteur global. Mais la plateforme Brésil/Afrique du Sud, la manœuvre Brésil/Turquie/Iran ou les négociations commerciales multilatérales n’ont pas permis à l’Amérique du Sud d’acquérir un poids décisif sur la scène mondiale.
S’interroger sur le poids international de l’Amérique du Sud, c’est aussi questionner la vision du monde de Washington. Le benign neglect qui semble aujourd’hui – sauf en matière de lutte contre le narcotrafic – caractériser l’attitude des États-Unis vis-à-vis de son Sud ne devient-il pas une catégorie centrale dans la diplomatie américaine, sauf pour les relations transpacifiques ? Repli sur les problèmes internes de l’Amérique, focalisation sur l’émergence des puissances asiatiques vue comme structurante pour les futurs rapports de puissance dans le monde, rétraction plus ou moins discrète des autres espaces : telle pourrait être la nouvelle équation diplomatique américaine. D’où les questions des divers partenaires de Washington ; en témoigne par exemple l’article que nous publions sur les évolutions, les incertitudes de politique étrangère d’un des poids lourds asiatiques : l’Indonésie.
Cela ne signifie pas qu’il faille gloser sur l’absence future de l’Amérique, en Europe, au Moyen-Orient, en Amérique du Sud. Mais on peut sans doute miser sur un désengagement progressif, physique, et sur une relativisation de son poids dans les crises qui ne paraîtront pas la concerner directement. Et l’Amérique du Sud n’est pas un mauvais espace pour observer cette évolution.

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À ce glissement d’une diplomatie américaine soldant les errances de l’extraversion bushienne, l’expérience afghane n’est sûrement pas étrangère, tout comme l’héritage de deux années de printemps arabe. Un des articles que nous publions s’attache à une évaluation critique de la stratégie de communication de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) sur la guerre afghane : une communication, même bonne, n’est pas une stratégie ; et nul communiquant ne peut rendre claire une stratégie confuse. Les commentaires d’un des responsables de cette communication pour l’Afghanistan mettent en cause les choix politiques des Occidentaux en Afghanistan, bien au-delà des options techniques de la communication. Du côté arabe, deux contributions se penchent dans ce numéro sur les évolutions de l’islamisme radical. En Égypte, le salafisme reste divisé sur son intégration au jeu politique, mais dans la complexité actuelle, ses choix pourraient être lourds de conséquence pour l’avenir du régime. Quant à la Libye, elle est désormais à la fois la base arrière et le pivot de stratégies touchant l’ensemble du Sahel. Nos analyses doivent ici s’adapter à un immense espace où lignes frontières et découpages entre groupes actifs sont mouvants : un véritable cas d’espèce pour des intervenants extérieurs habitués à penser d’abord en fonction des souverainetés d’États.
Problèmes de stabilité interne des États ; difficultés à appréhender et décrire le monde dans ses rapports de forces mouvants ; incertitudes sur l’engagement américain ; dangers sud-méditerranéens : l’année 2014 s’annonce rude, en particulier pour des Européens d’humeur pacifique mais confrontés à la montée des crises. Politique étrangère reviendra dans sa première livraison de 2014 – dans un numéro exceptionnel – sur l’héritage d’un xxe siècle européen qui, comme chacun sait, s’est ouvert en 1914, et dont la digestion s’annonce longue.

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Pour Bernard Cazes

Voici quelques semaines, Bernard Cazes participait à sa dernière réunion du comité de rédaction de Politique étrangère. L’éminent intellectuel qu’il était a longtemps honoré l’Ifri, et notre revue, de son concours, de son amitié. Prospectiviste de renom international, il avait été chef de la division des études à long terme du Commissariat général au Plan. Son ouvrage le plus célèbre – Histoire des futurs : les figures de l’avenir de Saint-Augustin au xxie siècle –, paru en 1986, avait été republié récemment. Bernard Cazes intervenait dans tous les choix de Politique étrangère. Ces dernières années, après la rubrique « Passé/Présent » où il éclairait le présent d’anciens textes souvent savoureux, il se concentrait sur la rubrique « Lectures », qu’il enrichissait de sa vaste culture.
Bernard Cazes, c’était une de nos fenêtres sur le monde, un œil redoutable pour toute approximation, une voix non alignée. Et, comme sa fin décidée nous le rappelle : une figure du courage.

D. D.