PikettyNorbert Gaillard, auteur de plusieurs articles dans la revue Politique étrangère, discute certaines propositions émises par Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013).

 À l’heure où la France est confrontée à une croissance quasi nulle et à une multiplication des jacqueries fiscales, il est utile de se replonger dans Le Capital au XXIe siècle publié par Thomas Piketty il y a un an ; non pas pour discréditer ses résultats ou contester le creusement des inégalités (tâches aussi stériles que ridicules), mais pour discuter de la pertinence de certaines de ses propositions.

 On approuve complètement l’auteur dans sa volonté d’intensifier les échanges d’informations fiscales entre États et d’accroître ainsi la transparence sur les patrimoines (p. 842). Sur ce point, on peut d’ailleurs regretter que l’Union européenne ne se soit pas montrée aussi déterminée que les États-Unis, en particulier pour ce qui est de ses relations avec les paradis fiscaux.

 L’impôt progressif mondial sur le capital (p. 836-840), mesure phare du livre, aurait l’avantage d’être très large car il inclurait les actifs non seulement immobiliers mais également financiers. Son caractère progressif le rendrait plus juste que les impôts de type property tax ou taxe foncière qui sont généralement peu, voire pas du tout, progressifs. Piketty admet qu’une telle taxation au niveau mondial est une utopie. En revanche, elle serait, selon lui, tout à fait envisageable à l’échelle européenne (p. 752). Là, on reste dubitatif quand on sait que les États occidentaux ne sont plus maîtres de leur politique monétaire et disposent de marges de manœuvre budgétaires réduites. Comment accepteraient-ils de renoncer à la politique fiscale ? L’harmonisation fiscale est souhaitable, mais elle ne semble réalisable à moyen terme qu’au sein d’un noyau dur, franco-allemand par exemple.

 Piketty nous déconcerte vraiment lorsqu’il affirme que « le rôle principal de l’impôt sur le capital n’est pas de financer l’État social, mais de réguler le capitalisme » (p. 840). En supposant que l’harmonisation fiscale se concrétise plus rapidement que prévu au sein des pays occidentaux, l’impôt sur le capital apparaît comme un outil inadéquat pour maîtriser le capitalisme financier et combattre ses cinq dérives majeures : l’aléa moral, les conflits d’intérêt, l’incapacité à mesurer efficacement le risque de crédit, les captures de régulation et le « court termisme » des pratiques de corporate governance. Ce sont ces cinq fléaux qui amplifient les distorsions de marché, consolident les rentes et aboutissent in fine au creusement des inégalités.

 Une autre suggestion de l’auteur qui laisse perplexe est sa volonté de moduler les taux de taxation en fonction des rendements moyens du capital observés dans chaque classe de patrimoine (p. 863). Certes, cela est parfaitement cohérent avec le principe même de progressivité. Mais Piketty sous-entend qu’il faut éliminer les opportunités d’obtenir des hauts rendements. À ce jeu-là, on condamne le capital-risque – finies les biotech et medtech françaises ! –, on décourage l’investissement et on comprime le taux de croissance potentiel de l’économie… Deux pages plus loin, Piketty aborde la question de l’usure et tout s’éclaire enfin. À défaut de pouvoir interdire ex ante les rendements élevés, on agit ex post par une fiscalité répressive. Cette proposition méconnaît les dynamiques du monde schumpétérien dans lequel nous vivons. Et ce n’est pas un hasard si, dans la foulée (p. 873), l’auteur défend les politiques de contrôle des capitaux.

 En outre, Piketty néglige les inégalités intergénérationnelles croissantes, mises en évidence par Louis Chauvel il y a déjà plusieurs années. Dans un véritable élan de gauche, pourquoi ne recommande-t-il pas une profonde réforme du système de retraites consistant à plafonner les pensions – ce qui équivaudrait à un basculement partiel dans un système beveridgien – ? Pourquoi pérenniser les inégalités dans la dernière phase de la vie ? À durée de cotisation égale, un ouvrier mérite-t-il d’avoir une retraite cinq ou dix fois inférieure à celle d’un cadre ? La fixation de ce plafond devrait permettre de dégager suffisamment d’économies pour financer l’éducation et la formation professionnelle, c’est-à-dire pour combattre le chômage des jeunes.

 Finalement, le livre de Piketty laisse de vrais regrets car plusieurs de ses préconisations ne sont pas à la hauteur de son remarquable travail de recherche.

 Norbert Gaillard