Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2015). Camille Vaziaga propose une analyse de l’ouvrage de Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique (FYP Éditions, 2014, 250 pages).

Egevny Morozov, chercheur et essayiste biélorusse, développe ici un nouveau concept : le « solutionnisme » numérique. Ce néologisme décrit la volonté des entreprises de la Silicon Valley de s’introduire dans tous les aspects de la vie des citoyens et des sociétés, prétendant résoudre les problèmes rencontrés aussi bien dans le domaine de la santé que dans celui de l’éducation ou de la criminalité. L’auteur met en garde contre les risques de désengagement de l’État, de fin d’une gestion collective de la société et du rejet de l’humain dans son caractère imprévisible et imparfait.

Parce qu’aujourd’hui tout objet peut contenir des capteurs, récolter et traiter des données, on assiste à une smartification de la vie quotidienne : toute personne peut se voir adresser des conseils en temps réel, de façon personnalisée et interactive. Ces technologies, créées par les entreprises liées à l’internet, offrent un mode de résolution de problèmes sociaux à une échelle individuelle. Les objets connectés créent des formes d’incitation non brutales visant à régir différents aspects de la vie quotidienne : hygiène, nutrition ou information. Par là, ils imposent aux citoyens une nouvelle vision politique de la société : l’individualisme.

Cette vision prend le contre-pied des théories de science politique développées dans les années 1970-1980, selon lesquelles les problèmes sociaux se résolvaient par l’identification de leurs racines dans la société. Le solutionnisme désengage l’État pour responsabiliser l’individu : face à l’obésité, les entrepreneurs de la Silicon Valley invitent l’individu à prendre sa vie en main en calculant le nombre de pas qu’il a fait, plutôt qu’ils n’exigent de l’État qu’il régule le secteur agro-alimentaire. Un mode de résolution des problèmes qui convient parfaitement aux gouvernements en manque de liquidités.

Au-delà du contrôle comportemental permis par les objets connectés, Morozov dénonce la tentation pour les États d’adopter une gouvernance algorithmique généralisée pour leurs politiques publiques. Pour les entreprises, les algorithmes appliqués à la gestion de la collectivité présentent l’avantage d’une politique efficace, transparente et économique. Pour l’auteur, ce virage technologique signe la mort de la politique, si ce n’est celle prônée par la Silicon Valley, où les maux sociaux sont remplacés par l’individualisme.

Au-delà de ces logiques propres à la numérisation du monde, Morozov critique plus largement le désengagement de l’État au profit d’une logique capitaliste qui ne dit pas son nom, le manque de transparence des institutions privées qui n’ont de compte à rendre qu’à leurs investisseurs, une recherche effrénée de l’innovation sans lignes directrices, et le repli de la puissance publique vers des solutions court-termistes ne combattant en rien les causes structurelles. Comme un fil rouge tout au long de ces pages comme de celles de son précédent ouvrage, l’auteur nous exhorte à ne pas nous méprendre sur la nature profondément capitaliste des entreprises internet, y compris celles de l’économie collaborative, et à les traiter avec plus de suspicion, notamment quand on leur livre tant d’informations personnelles. Comme ce fut le cas pour les infrastructures de transport ou d’électricité, la privatisation du réseau répond plus aux besoins d’États en crise qu’à celles d’individus souhaitant s’auto-organiser.

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