Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Bernard Godard propose une analyse de l’ouvrage de Florence Bergeaud-Blackler, Le marché halal ou l’invention d’une tradition (Seuil, 2017, 272 pages).

Le marché halal

Cet ouvrage montre comme le halal est avant tout une affaire commerciale et idéologico-politique, même s’il puise sa source au registre religieux. L’auteur rappelle en introduction que la notion de licéité en islam est plus subtile que la réduction qui en est faite par les fondamentalistes entre halal et haram, réduction hélas accréditée par les industriels, les musulmans et les non musulmans.

C’est la révolution iranienne qui va faire entrer de plain-pied la norme religieuse dans le marché dans les années 1980. C’est la négociation entre la Nouvelle-Zélande et l’Australie d’une part, et la République islamique d’autre part, bientôt suivie par l’Arabie Saoudite et d’autres pays, pour l’exportation d’ovins qui amène la création d’un cadre normé pour « islamiser » les échanges. Pour l’Europe, le poids des consommateurs musulmans s’affirme dans les années 1990. L’année 1996 marque un tournant, le marché bovin se réduisant dramatiquement en raison de la maladie ESB, alors que la consommation de la viande bovine des musulmans ne baisse pas. De concert avec des intermédiaires musulmans, les industriels vont « fabriquer » du religieux par la « sacralisation », en parlant de « sacrificateur musulman » par assimilation à la cacherout juive – alors qu’il n’y a pas de comparaison possible. Le ministre Charles Pasqua décide l’attribution du monopole d’une cacherout musulmane à la Grande mosquée de Paris, quasi impossible à mettre en œuvre.

L’auteur explore ensuite les pays musulmans qui, pour des raisons propres à chacun, vont « créer » de la norme halal : la Malaisie pour s’affirmer face aux minorités non malaisiennes qui dominent le pays ; les Émirats arabes unis, comme modèle d’expansion économique dans le Golfe ; et la Turquie, comme moyen de reconquête d’une identité musulmane. Parallèlement, les mouvements fondamentalistes vont tenter « d’étendre le champ du halal ». Légère faiblesse de l’argumentation du livre : la surenchère normative serait mécaniquement liée à l’islamisme, aussi bien celui des Frères musulmans que celui de groupes salafistes. Mais, comme le démontre le chapitre 4 sur la France, la chose n’est pas si simple. L’auteur reprend même à son compte les termes du politologue Lorenzo Vidino sur ces nouveaux acteurs politico-économiques qu’il désigne comme « la nouvelle fraternité musulmane européenne ».

L’auteur pointe par ailleurs ce qu’il dénonce comme une « complicité » avec les « rigoristes », de la part d’instances internationales séculières qui ont créé en 1997 une norme internationale halal à l’intérieur du Codex alimentarius tenu par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), illustrant ainsi une certaine frénésie de la finance mondiale face au « troisième milliard » (après Chinois et Indiens) que représenterait le marché des musulmans consommant halal. L’auteur crée ici le concept d’une « oumma consumériste », prévoyant que l’idée d’un halal « aseptisé », cherchant à composer avec les non musulmans, va s’estomper au bénéfice d’un halal « ummique », qui cherche de plus en plus à donner aux seuls musulmans la capacité de réguler et exploiter ce marché.

En étudiant les ressorts des différents enjeux de ce marché, cet ouvrage nous éclaire sur le futur des relations du monde musulman avec les autres pays du globe ; surtout, il éclaire « l’invention » d’un nouveau communautarisme au sein même de nos sociétés.

Bernard Godard

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