Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Philippe Moreau Defarges propose une analyse de l’ouvrage de Pierre Singaravélou, Tianjin Cosmopolis. Une autre histoire de la mondialisation (Seuil, 2017, 384 pages).

30 juillet 1900-15 août 1902 : la Chine impériale est emportée dans la tourmente de la guerre des Boxers, soulèvement férocement nationaliste, soutenue par l’impératrice Cixi (Tseu-Hi), contre les puissances dépeçant l’empire du Milieu. Non loin de Pékin, alors au cœur des affrontements, ces puissances – Royaume-Uni, France, Allemagne, États-Unis, Russie, Japon, Italie et Autriche-Hongrie – établissent, près de la mer, à Tianjin (ou Tien Tsin) un gouvernement international. Ce gouvernement, enceinte d’intenses compétitions entre les neuf participants (chacun ayant son secteur à soi), devient en fait le lieu et l’instrument d’un effort réussi de modernisation d’un morceau de Chine : aménagement urbain, révolution sanitaire, taxation du sel…

Pierre Singaravélou écrit bien « une autre histoire de la mondialisation ». Cette dernière ne se réduit plus à une marche aveugle et brutale d’un Occident broyant tout ce qui entrave sa domination. La mondialisation est ici analysée comme une partie multiforme et complexe, tant entre « mondialisateurs » qu’entre « mondialisateurs » et « mondialisés ». Le livre montre avec précision le souci qu’a chaque nation de prouver qu’elle est la plus performante… pour l’amélioration de la condition des Chinois.

Cet ouvrage fouillé, contribution à l’immense chantier des études des dimensions ignorées ou souterraines de la mondialisation, fait lever une question que suscite inévitablement toute « autre histoire de la mondialisation » : la résonance de l’expérience de Tianjin sur les Chinois et la Chine. Pierre Singaravélou conclut prudemment : « Tianjin représente donc une enclave mais aussi une voie de modernisation possible, dont les hommes d’État […] ont pu s’inspirer… » Mais si le laboratoire de Tianjin ne constitue qu’un moment éphémère, en quoi porte-t-il « une autre histoire » ? Comment les Chinois, si imbus de leur supériorité et pris dans un cataclysme sans précédent dans leur histoire, acceptent-ils d’être instruits par un gouvernement qui ne comprend aucun d’eux et les maintient sous tutelle ?

Par ailleurs, le livre souffre d’un manque peu compréhensible. Rien sur l’opium, que laisse de côté le chapitre pourtant très développé sur « la révolution sanitaire » de Tianjin. Cet opium, comme l’indiquent les deux guerres de ce nom, et comme le raconte Le Lotus bleu de Tintin, est sinon le problème au moins l’un des problèmes majeurs de santé publique de la Chine impériale. Le gouvernement international de Tianjin a très certainement évoqué ce fléau. Quelles furent les réactions du représentant britannique, qui savait que l’opium fumé par les coolies et les Mandarins venait des Indes ? L’usage de l’opium, présent dans toutes les couches de la société, était-il encore intouchable pour les barbares étrangers – qui, en outre, s’accommodaient d’une Chine à terre et docile ? Une autre histoire de la mondialisation devrait se vouer à « soulever le tapis » pour mettre à nu tout ce qui trouble…

Un si remarquable travail appelle les outils pédagogiques bien connus. Si les cartes sont ici bien choisies et superbes, une chronologie aurait été utile pour éclairer les relations entre les événements de la Chine – évolution de la guerre des Boxers – et l’expérience de Tianjin. De même, un index doit désormais accompagner tout livre de « non-fiction ».

Philippe Moreau Defarges

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