Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez désormais « l’archive de la semaine ».

* * *

L’article « Révolution culturelle et politique extérieure chinoise », écrit par François Joyaux, professeur émérite de civilisation de l’Asie de l’Est à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), a été publié dans le numéro 1/1968.

Armée, monde des lettres et des arts, Université, parti, organisations de masse, industrie et dans une certaine mesure, paysannerie : ce sont presque tous les secteurs de la vie nationale chinoise qui ont été touchés par la «Grande Révolution Culturelle Prolétarienne». Dans tous ces domaines, les méthodes anciennes sont dénoncées, les résultats acquis sont remis en cause, certains des hommes qui en furent les promoteurs sont limogés. Bref, un mouvement qui modifie radicalement les structures et l’évolution interne d’un régime qui, en 1965 encore, semblait, sinon définitivement, du moins solidement établi.

Aussi est-il légitime de s’interroger sur les répercussions éventuelles d’un tel bouleversement en matière de politique étrangère. La Révolution Culturelle est-elle, d’une manière quelconque, liée aux problèmes extérieurs ? Plus précisément, la politique étrangère chinoise fut-elle un des facteurs qui amenèrent les dirigeants favorables à la ligne maoïste à lancer la Révolution Culturelle vers la fin de 1965 ? Et dans quelle mesure ces deux années de crise ont-elles affecté les relations internationales de la Chine Populaire ?

Il n’est pas douteux que les origines de la Révolution Culturelle furent principalement internes. Après les difficultés considérables de ce qui fut appelé les « années noires » (1959- 1961), l’économie avait retrouvé en 1964 son niveau de 1957 et la production industrielle et agricole progressait, la première assez favorablement, la seconde plus difficilement il est vrai. Sur le plan politique interne, peu de changements notables étaient intervenus depuis les Plenums de 1959 (Lushan) et de 1961. En somme, les difficultés consécutives au Grand Bond en Avant et à l’instauration des communes populaires étaient en voie de résorption. Et sous la pression des éléments les plus modérés du Comité Central, une « libéralisation » du régime se faisait jour, à tel point que certaines tendances bourgeoises réapparurent qui alarmèrent les cadres les plus « activistes », au premier rang desquels Mao Ze-dong lui-même. C’est pour mettre un terme à ces tendances, tels l’accroissement des lopins individuels à la campagne, le fléchissement de l’enthousiasme révolutionnaire, la bureaucratisation croissante du régime, que fut lancé en 1963-1964 le «Mouvement d’Éducation Socialiste» qui, à l’automne 1965 et surtout au printemps 1966, s’élargit en «Révolution Culturelle».

Une étude approfondie des origines de cette dernière montrerait que les facteurs internes y furent prépondérants. C’est là un point qui se dégage des textes actuellement connus.

Mais il est permis de se demander si les problèmes de politique extérieure ne jouèrent pas également un rôle dans le déclenchement de la Révolution Culturelle. Trois séries de difficultés peuvent en effet avoir eu quelque influence à cet égard : la rupture idéologique entre la Chine et l’URSS ; l’escalade américaine au Vietnam et les échecs chinois dans de nombreux pays du Tiers-Monde.

La détérioration des relations sino-soviétiques était déjà ancienne puisque le différend idéologique entre les deux pays était devenu public dès 1958 et avait connu une première phase critique en 1960, lors du retrait des techniciens soviétiques. Mais c’est trois ans plus tard que la rupture put être considérée comme grave, après l’échec des dernières négociations, à Moscou, en juillet 1963. A compter de cette date, le conflit devient ouvert. Dans l’ensemble du Tiers-Monde, l’URSS s’emploie à saper les quelques positions qu’y possède la Chine, par exemple au Congo, à Cuba, ou lors des négociations en vue de la seconde conférence de solidarité afro-asiatique. La crise devient si violente qu’en 1964 les revendications chinoises s’étendent aux questions territoriales : Xin Jiang, Mandchourie, Mongolie. Le gouvernement chinois accuse l’URSS de masser des troupes le long de la frontière. En 1964, il est devenu clair que le conflit entre les deux pays n’est plus seulement idéologique. Et ce n’est pas là, comme l’affirment les Chinois, la conséquence de la politique personnelle de Khrouchtchev, puisque lorsque celui-ci est remplacé par Kossygine en octobre 1964, aucune détente ne s’amorce.

Au début de 1965, les rapports entre l’URSS et la Chine étaient donc à leur point le plus bas. Plusieurs indices laissaient à penser que la rupture était irréversible. C’était là un des éléments majeurs de la situation internationale de la Chine.

L’extension de la guerre au Vietnam en était un second. Depuis 1963, l’implantation américaine au Vietnam du Sud s’était considérablement renforcée. Puis en juin 1964, le général Westmoreland avait été nommé au poste de commandant en chef des troupes américaines et, le 5 août, avaient commencé les premiers bombardements américains contre le Vietnam du Nord à la suite d’un incident mal défini entre navires américains et nord-vietnamiens dans le golfe du Tonkin. Deux jours plus tard, le Congrès autorisait le président Johnson à prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à l’agression communiste. La politique de l’«escalade» était lancée en février 1965 ; les premiers raids systématiques sur le Vietnam du Nord décidés tandis que les «marines» débarquaient à Da-Nang.

La menace américaine n’avait jamais été aussi proche de la Chine depuis le conflit coréen. Et cette situation était d’autant plus alarmante pour Pékin que, dans le même temps, le gouvernement de Hanoï se rapprochait de Moscou.

Initialement, en effet, lors des débuts du conflit entre Pékin et Moscou, le Vietnam du Nord s’était efforcé d’observer une prudente neutralité à l’égard des deux thèses. Après la seconde conférence de Genève (1962) lorsque Khrouchtchev lui refusa tout supplément d’aide économique et militaire, Hanoï avait esquissé un rapprochement avec la Chine afin d’en obtenir les fournitures que l’URSS lui refusait, sans que, toutefois, ses rapports avec Moscou fussent devenus mauvais. Mais après l’incident du Golfe du Tonkin, en août 1964, après la chute de Khrouchtchev, en octobre, et surtout après le début de l’«escalade», en février 1965, le Vietnam du Nord se rapprocha à nouveau de l’URSS (visite de Kossyguine à Hanoï, en février 1965), plus en mesure que la Chine de lui fournir à la fois du matériel militaire moderne (fusées SAM) capable de limiter les bombardements américains, et une aide économique suffisante pour remédier aux destructions massives auxquelles le pays était soumis. Il est vraisemblable qu’aux yeux des dirigeants nord-vietnamiens, la protection soviétique semblait moins dangereuse que celle de la Chine Populaire.

Cet ensemble de facteurs fut à l’origine du rapprochement, notable durant toute l’année 1965, entre le Vietnam du Nord et l’URSS au fur et à mesure que la pression militaire ennemie se fit plus forte. Or cette évolution, et la proximité des raids américains dans la zone frontalière sino-vietnamienne, étaient pour Pékin de plus en plus inquiétantes. La remontée de l’influence soviétique à Hanoï pouvait être considérée comme une atteinte au prestige de la Chine et comme un échec diplomatique.

A ces difficultés avec l’URSS, s’ajoutaient des inquiétudes à propos de la Corée du Nord qui évoluait selon le même schéma que le régime de Hanoï.

Alors que jusque vers 1960, le gouvernement de Pyong Yang s’en était aussi tenu à une égale réserve vis-à-vis des deux thèses et que de 1960 à 1963, il s’était même orienté vers une approbation des positions chinoises, la chute de Khrouchtchev modifia cette tendance. Au début de 1965, le rapprochement entre l’URSS et la Corée du Nord s’affirma encore, et un traité fut signé entre les deux pays, en mai 1965, par lequel le premier s’engageait à renforcer le potentiel défensif du second.

Or la Chine avait toujours considéré la Corée, de même que le Vietnam, comme une zone où son influence devait être prépondérante. Ambitions historiques anciennes qui se prolongeaient avec le nouveau régime et qui expliquent l’échec que représentait pour lui la ligne suivie par les gouvernements nord-vietnamien et nord-coréen.

Les difficultés auxquelles se heurtait la Chine au Vietnam et en Corée n’étaient pas les seuls indices de la dégradation des positions extérieures chinoises. D’autres événements, au long de l’année 1965, réduisaient le nombre des appuis acquis par la Chine en Asie, en Afrique et en Amérique Latine. […]

Lisez la suite de l’article ici.

 

Découvrez en libre accès tous les numéros de Politique étrangère depuis 1936 jusqu’à 2005 sur Persée.