Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Denis Bauchard, conseiller au Moyen-Orient pour l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Pierre Filiu, Généraux, gangsters et jihadistes. Histoire de la contre-révolution arabe (La Découverte, 2018, 320 pages).

Récusant le mot « printemps », Jean-Pierre Filiu veut montrer ici comment les « révolutions arabes » initiées par une nouvelle génération qui contestait le nizam, c’est-à-dire tout à la fois des régimes et des systèmes despotiques, ont suscité des réactions violentes des « mamelouks », et comment ceux-ci ont mis fin, au moins provisoirement, à la vague démocratique, sauf en Tunisie.

En utilisant le mot mamelouk, cet éminent spécialiste du monde arabe fait référence à ces anciens esclaves devenus les maîtres de l’Égypte et de la Syrie du XIIe au XVIe siècle. Il voit dans les régimes en place en Algérie, en Égypte, en Syrie et au Yémen des systèmes de gouvernement comparables qui se caractérisent par « la réécriture de la geste nationaliste, un discours populiste d’une grande agressivité, un appareil répressif omniprésent et le pillage systématique des ressources nationales ». Il les distingue des États policiers – Ben Ali –, des systèmes à tendance totalitaire – Kadhafi, Saddam Hussein –, ou des monarchies.

Les chapitres consacrés aux quatre pays soumis à de tels régimes éclairent, au-delà des spécificités locales, des traits communs : le caractère prédateur des responsables au pouvoir, l’opacité des budgets militaires, le contrôle par l’armée de pans entiers de l’économie, le quadrillage du pays par les services de renseignement, les moukhabarat

Ces régimes répressifs et contre-révolutionnaires, passés ou présents sont, pour l’auteur, le principal vecteur du djihadisme. « Partout, la répression méthodique de l’opposition légaliste a favorisé la croissance exponentielle de la menace djihadiste. » Daech comme Al-Qaïda seraient en quelque sorte des créations de ces régimes autoritaires et prédateurs qui ne sont pas, bien au contraire, les « gardiens de la stabilité régionale ». « Les despotes ne seront jamais une partie de la solution car ils demeurent au cœur du problème. » Pour illustrer son propos, il cite l’utilisation par Bachar Al-Assad du « joker djihadiste » lorsqu’il a libéré en 2011 les opposants radicalisés de ses prisons.

Mais, pour reprendre le propos du cinéaste égyptien Tamer El Saïd rapporté par l’auteur : « La révolution n’a pas échoué. Elle continuera tant que ses mots d’ordre “pain, liberté, justice” – ne seront pas accomplis. »

Cet ouvrage, qui couvre une grande partie de l’histoire contemporaine du monde arabe, est une somme qui mérite une lecture attentive. Il est clair que si la vague démocratique est en reflux, rien ne sera désormais comme avant dans le monde arabe. Et la stabilité politique ne saurait être établie que lorsque des solutions politiques « inclusives » auront pu être trouvées dans chacun des pays en turbulences.

En revanche, cet ouvrage suscite également le débat. Le djihadisme qui est né dans les années 1970, d’abord en Afghanistan, n’a-t-il pas des causes plus complexes ? La politique américaine, d’abord en Afghanistan puis en Irak, n’a-t-elle pas une responsabilité majeure, comme le reconnaissait encore récemment Lawrence Wilkerson, secrétaire d’État adjoint de l’administration W. Bush ? Le chaos né des révolutions manquées n’a-t-il pas contribué à nourrir le terrorisme ? L’intervention de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) au Sahel n’a-t-elle pas également sa part de responsabilité ? Autant de questions qui méritent un débat qui est loin d’être clos.

Denis Bauchard

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