Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2019). Marc Hecker, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Gérald Bronner, Déchéance de rationalité (Grasset, 2019, 272 pages).

Gérald Bronner, professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot, est connu pour ses ouvrages sur les croyances et la radicalité comme La pensée extrême (Denoël, 2009) ou La démocratie des crédules (Presses universitaires de France, 2013). Ses écrits lui ont valu des prix prestigieux, des élections à l’académie des Technologies et à l’académie de Médecine, et ont touché un lectorat dépassant le cercle des spécialistes de la sociologie cognitive. Quand les pouvoirs publics ont été confrontés à la problématique de la radicalisation et au départ de centaines de Français vers la Syrie, ils ont cherché conseil dans le monde universitaire. C’est ainsi que Gérald Bronner s’est retrouvé impliqué dans l’expérience éphémère du Centre de prévention, d’insertion et de citoyenneté (CPIC) de Pontourny, présenté dans les médias comme le premier programme officiel de « déradicalisation » en France.

Ce livre détonne dans l’œuvre du sociologue : il ne s’agit pas d’un ouvrage scientifique mais d’un récit à la première personne, où l’auteur exprime ses impressions et ses doutes, parfois de manière candide. On y croise des ministres occupés, des fonctionnaires affairés, des professionnels dévoués, œuvrant, après les attentats de 2015, dans une « cacophonie peu favorable à une politique cohérente ». Les scènes cocasses ne manquent pas : le professeur Nimbus-Bronner se perd dans les couloirs des ministères, s’emmêle dans les noms de ses interlocuteurs, et s’égare sur les petites routes d’Indre-et-Loire menant au CPIC. Il constate surtout que la temporalité et la logique de la recherche s’accordent mal avec celles de la politique.

Au-delà des anecdotes, l’intérêt principal du livre a trait à la description du procédé employé pour tenter d’amener les jeunes du centre de Pontourny à reconsidérer leurs idées extrêmes. Le sociologue ne croit pas en la déradicalisation : comment pourrait-on, en effet, « retirer une croyance d’un cerveau » ? En revanche, il pense que le « combat rationaliste » mérite d’être mené, et que des méthodes scientifiques peuvent être employées pour déconstruire les croyances et les théories du complot. Il utilise des exemples simples qui permettent aux jeunes radicalisés d’évoluer dans leur réflexion et, petit à petit, de comprendre la différence entre corrélation et causalité, ou encore entre vraisemblable et vrai.

L’expérience de Pontourny a tourné court. Gérald Bronner semble en vouloir à Esther Benbassa, co-auteur d’un rapport du Sénat ayant préconisé la fermeture du centre. Pour l’universitaire, la sénatrice a fait « un énorme amalgame entre l’activité de troubles associations, l’erreur de stratégie de recrutement du CPIC, et la méthode qui avait été choisie ». En effet, selon Bronner, le principal problème du centre de Pontourny était lié au mode de sélection des participants, basé sur le volontariat. En fermant précipitamment le centre, on aurait en quelque sorte jeté le bébé avec l’eau du bain.

Le livre se ferme sur une dernière anecdote. L’auteur raconte ses échanges avec le ministre de l’Éducation nationale pour mettre en place un programme pédagogique visant à « stimuler le système immunitaire intellectuel des élèves ». Des échanges enthousiastes, mais qui n’ont abouti à aucun résultat, malgré de multiples relances. Si la sociologie est pour certains un sport de combat, le rationalisme s’apparente pour d’autres à un sport d’endurance.

Marc Hecker

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