En cette période de confinement liée à l’épidémie de coronavirus, la rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Philip Windsor, intitulé « La puissance militaire, instrument de la politique soviétique », et publié dans le numéro de printemps 1982.

Selon une idée sommaire mais très répandue au sujet de la puissance militaire soviétique, l’URSS, bien qu’armée à outrance, fait très rarement usage de sa force. Jusqu’à l’invasion de l’Afghanistan, l’armée soviétique, si elle possédait une grande expérience des manœuvres terrestres et des opérations combinées, manquait singulièrement d’expérience du combat. À la différence, non seulement des États-Unis mais aussi de la Grande-Bretagne et de la France, elle n’avait pratiquement pas tiré un vrai coup de canon depuis 1945.

De telles assertions ont conduit les ouvrages spécialisés à présenter un fatras de réflexions contradictoires. Selon les uns, l’URSS a édifié sa puissance militaire, en se gardant bien de prendre aucun risque, de façon à être, en fin de compte, en mesure de s’assurer l’hégémonie mondiale. Pour d’autres, elle a été tellement obnubilée par l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale qu’elle s’est lancée dans une politique systématique et comme psychotique de surarmement. Ailleurs encore, on lit qu’il n’y a pas d’explication avérée à l’énorme panoplie de l’URSS : elle n’est que le produit de l’inertie bureaucratique et militaire dont la combinaison constitue une force que le pouvoir politique est pratiquement impuissant à maîtriser. Dans cette optique, les difficultés se trouvent aggravées par la rigidité du système soviétique qui fait qu’il lui est presque impossible de passer d’une économie de guerre à quelque chose qui ressemble à une économie de paix. En réalité, l’infinie variété des jugements portés sur la puissance militaire soviétique s’explique précisément par le fait qu’elle n’a jamais été engagée dans des opérations importantes.

Cette idée reçue n’est pourtant pas entièrement fondée. Une étude américaine récente [1] a répertorié 190 cas d’actions militaires par lesquelles l’Union soviétique s’est efforcée de peser sur des décisions politiques déterminées. Cela va d’interventions massives et brutales comme l’invasion de la Hongrie en 1956 et celle de la Tchécoslovaquie en 1968, à des pressions manifestes du genre des manœuvres à répétition effectuées en 1980 sur toutes les frontières polonaises y compris les frontières maritimes. Y figurent également la fourniture et la protection de transports militaires accordées à des alliés, par exemple à Cuba lors de son intervention en Angola, ainsi que des démonstrations d’appui diplomatique telles les visites de vaisseaux de guerre soviétiques dans les ports de Syrie ou d’Afrique de l’Ouest. De plus, l’Union soviétique s’est livrée à ce qui paraissait bien être des actes prémédités d’affrontement et de guerre, comme ce fut le cas contre la Chine en 1969. Enfin, bien sûr, elle est engagée en Afghanistan dans un combat difficile, bien que rarement sévère, qui dure depuis décembre 1979. Autrement dit, elle s’est, de manière frappante, comportée exactement comme d’autres grandes puissances, avec toutefois moins de scrupules que certaines, et elle a ainsi donné beaucoup plus de matière à apprécier son jeu que l’on n’en peut trouver dans le traditionnel débat entre les différentes hypothèses avancées.

D’où vient alors cette légende qui veut que l’Union soviétique n’ait pratiquement pas usé de sa puissance militaire ? Découle-t-elle simplement de la forte disproportion qui existe entre son énorme potentiel militaire et l’emploi relativement limité qu’elle en fait ? Ou bien provient-elle du fait qu’à la surprise générale de l’Occident, Moscou n’est pas intervenue dans une ou deux affaires où l’on s’attendait à la voir se manifester, en Yougoslavie en 1948-1950, en Pologne en 1956 et en 1980-1981 ? Encore convient-il ici de rappeler que, dans le cas de la Yougoslavie, Moscou utilisa ses satellites et ses propres forces stationnées sur leurs territoires pour provoquer 250 incidents frontaliers entre 1948 et 1949, dans l’espoir d’abattre Tito, et qu’après l’échec de cette tentative, des plans furent établis pour envahir ce pays, ainsi que l’a reconnu par la suite la Pravda en 1957. Staline ne renonça à ce sujet que devant le renforcement de l’engagement des Américains aux côtés de Tito [2]. Pour ce qui est de la Pologne en 1956, il s’avère de plus en plus — bien qu’en l’absence de preuves formelles il n’y ait pas de certitude absolue, que les forces soviétiques souhaitaient provoquer un conflit qui leur aurait fourni l’occasion d’écraser les aspirations nationales polonaises. Quant à la crise récente, on a tout lieu de supposer que les dirigeants soviétiques étaient profondément divisés, non pas sur le principe, mais sur la possibilité pratique d’une intervention militaire en Pologne, et que ce sont d’autres facteurs mondiaux qui firent pencher la balance. L’Union soviétique passe généralement pour modérée parce qu’elle se montre quelquefois prudente, mais il est bon de rappeler à ce propos ces paroles d’Helmut Schmidt : « Qu’un État n’intervienne pas dans les affaires d’un autre État, ce n’est pas de la réserve, c’est la règle »

[1] Stephen S. Kaplan et autres, Diplomacy of Power, Soviet Armed Forces as a political Instrument, The Brookings Institution, Washington, 1981.

[2] Pour une analyse, par l’auteur, de la tactique soviétique à rencontre de la Yougoslavie, voir Force without War, US Armed Forces as a Political Instrument, par Barry M. Blechman et Stephen S. Kaplan, The Brookings Institution, Washington, 1978.

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