Cette recension constitue la note de tête du dossier « Lectures » du numéro d’automne de Politique étrangère (n° 3/2020). Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherches à l’IRD, y propose une analyse croisée de trois ouvrages : Benedikt Erforth, Contemporary French Security Policy in Africa: on Ideas and Wars (Palgrave Macmillan, 2020, 218 pages) ; Usman Tar et Bashir Bala (dir.), New Architecture of Regional Security in Africa: Perspectives on Counter-Terrorism and Counter-Insurgency in the Lake Chad Basin (Lexington, 2020 496 pages) ; Jacob Zenn, Unmasking Boko Haram: Exploring Global Jihad in Nigeria (Lynne Rienner Publishers, 2020, 416 pages).

Plusieurs publications récentes renouvèlent les analyses sur les questions de sécurité en Afrique subsaharienne, notamment dans la région du lac Tchad. Centré sur le Nigeria anglophone et non sur les pays voisins francophones, le livre de Jacob Zenn – enseignant à l’université Georgetown et chercheur à la Jamestown Foundation – est très documenté et fourmille de détails sur Boko Haram. Il mérite surtout d’être lu parce qu’il relance le débat – déjà abordé dans cette revue – sur les limites méthodologiques des études fondées, pour l’essentiel, sur l’exégèse des textes de propagande et des vidéos de groupes insurrectionnels et clandestins. De ce point de vue, Unmasking Boko Haram repose sur une approche différente de celle adoptée dans l’excellent ouvrage d’Alex Thurston, qui se concentre sur les tourments de la scène politique et religieuse au Nigeria.

Jacob Zenn revendique ainsi une démarche déductive, qui consiste à relier les pièces manquantes du puzzle en retenant les hypothèses qui lui paraissent les plus plausibles. Il ne s’intéresse guère à l’audience locale de vidéos de propagande qui, vite effacées par les services de sécurité, sont souvent inaccessibles en ligne. Son propos consiste plutôt à montrer que l’État islamique et Al-Qaïda auraient joué un rôle déterminant dans l’émergence et le développement de Boko Haram. Pour cela, l’auteur se focalise uniquement sur les connexions internationales du groupe. Il ne dit rien des défaillances de l’armée nigériane, qui contribuent pourtant à expliquer la résilience des insurgés, notamment lorsque les exactions de la troupe légitiment la rébellion et poussent des jeunes dans les bras des djihadistes. Dans le même ordre d’idées, Jacob Zenn ne juge pas utile d’analyser la façon dont, à la fin de la dictature militaire en 1999, l’extension controversée du domaine d’application de la charia a déçu les musulmans du Nigeria, et alimenté le ressentiment des islamistes tentés par le recours à la lutte armée.

Omettant de souligner que Boko Haram n’a jamais commis d’attentats en dehors du continent africain et que son recrutement n’a pas l’ampleur globale de l’État islamique, l’auteur préfère insister sur la trajectoire de quelques individus qui ont essayé de prolonger les réseaux de la secte en direction du Sahel et du Sahara. Il soutient notamment que le premier noyau dur du groupe en 2003, les « Talibans de Kanama », aurait compris des djihadistes formés en Afghanistan avant de rejoindre les Algériens du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) au Mali. De son propre aveu, de nombreux éléments viennent pourtant relativiser l’influence du mouvement d’Oussama Ben Laden sur le plan opérationnel. Ainsi, un certain Abu al-Bara al-Dourawi se serait enfui du Nigeria en subtilisant les financements d’Al-Qaïda, avant que les « Talibans de Kanama » aient eu le temps de s’organiser. En dépit des formations militaires qu’ils auraient prétendument reçues à l’étranger, les membres de Boko Haram devaient ensuite se faire décimer par l’armée et la police nigérianes à Maiduguri en 2009, lors d’un soulèvement qui fut particulièrement mal préparé et qui allait à l’encontre des recommandations des émissaires d’Oussama Ben Laden.

Plusieurs points factuels de la thèse de Jacob Zenn se révèlent assez troublants. Ainsi l’auteur fait-il naître le fondateur de la secte, Mohammed Yusuf, en 1967 et non en 1970, année habituellement retenue par les spécialistes de la question. Il ne mentionne pas l’existence d’Abubakar Lawan, qui est généralement présenté comme le mentor de la future communauté des « Talibans de Kanama » avant son départ pour l’Arabie Saoudite en 2002. Il confond les chiffres de population des collectivités locales et de leurs chefs-lieux homonymes en milieu rural. Il prétend, en conséquence, que Boko Haram aurait tenu une ville de 200 000 habitants, Kukawa, en réalité une simple bourgade de campagne.

D’une manière générale, Jacob Zenn donne souvent le sentiment de dramatiser à l’excès le rôle des connexions internationales du groupe. Ainsi, il voit la main d’Al-Qaïda derrière les attentats à la voiture piégée qui ont été menés contre les chrétiens de la région centrale du Plateau au Nigeria en 2011-2012. On pourrait pourtant tout aussi bien arguer que le mode opératoire de la secte témoigne plutôt de son incapacité à rassembler des combattants, des véhicules et des motos pour organiser des attaques de masse en dehors de ses fiefs du nord-est, notamment en pays kanouri.

Le constat s’applique également aux prolongements internationaux de Boko Haram. Outre le fait qu’il n’utilise pas la littérature académique en français sur le Sahel, l’auteur reprend à son compte des hypothèses qui mériteraient d’être consolidées, par exemple quand il affirme que le Maroc aurait soutenu le Groupe islamique armé (GIA) en représailles contre l’appui de l’Algérie au Front Polisario. Dans le même ordre d’idées, il évoque des personnalités dont la biographie présente des lacunes et aurait pu être davantage discutée à partir des recherches disponibles, qu’il s’agisse du leader islamiste soudanais Hassan al-Tourabi, présenté comme un beau-frère d’Oussama Ben Laden, ou du chef d’une rébellion armée dans le delta du Niger, Asari Dokubo, qui s’est converti à l’islam et aurait, dit-on, reçu une formation militaire en Libye.

Les livres d’Usman Tar et Benedikt Erforth – chercheurs respectivement à la Nigerian Defence Academy et au German Development Institute – s’intéressent quant à eux à la réponse militaire aux mouvements insurrectionnels de la région. Ouvrage collectif, le premier a été financé par le ministère nigérian de la Défense et commence par saluer le dévouement des forces antiterroristes contre Boko Haram. On n’y trouvera donc rien sur la façon dont les exactions des forces de sécurité ont pu exacerber les conflits de la zone. L’ouvrage de Tar propose plutôt une analyse institutionnelle de la coalition antiterroriste, la Multinational Joint Task Force (MNJTF), qui regroupe le Nigeria, le Niger, le Tchad et le Cameroun sous l’égide de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT).

On apprend ainsi que cette institution est très dépendante des bailleurs internationaux qui abondent 60 % de son budget. C’est d’ailleurs pour des raisons financières qu’en 2008, la CBLT s’est ouverte à la Libye, qui apporte près de 20 % de la contribution des États membres, alors que son territoire ne couvre que 1 % de la surface du bassin. Pour autant, l’ouvrage de Tar ne propose aucune analyse du budget de la MNJTF, qui est différent de celui de la CBLT. La réflexion porte surtout sur les mérites des stratégies de contre-insurrection ou de contre-terrorisme tout au long de débats qui n’évitent pas toujours les poncifs : par exemple quand certains auteurs imputent l’émergence de Boko Haram à l’assèchement de la zone alors même que la secte est apparue au moment où les eaux du lac Tchad étaient en train de remonter.

Le livre de Benedikt Erforth, enfin, traite des interventions militaires de la France en Afrique. L’auteur montre que, contrairement au cas de la Côte d’Ivoire, les opérations Serval au Mali puis Sangaris en République centrafricaine (RCA), ont renouvelé le genre en bénéficiant d’un large soutien de la part des États africains. Sur le plan diplomatique, la difficulté a plutôt été de mobiliser la communauté internationale. Aux Nations unies, il a fallu avaliser ex post l’opération Serval tout en négociant ex ante une résolution approuvant le débarquement de troupes en Centrafrique, où aucune autorité politique légitime n’avait demandé l’intervention de l’ancienne puissance coloniale. À l’époque, l’armée française était déjà fort occupée dans le nord du Mali ; en envisageant d’aller rétablir l’ordre en Centrafrique, elle craignait de froisser son allié tchadien, qui avait largement contribué à la chute du régime au pouvoir à Bangui avant la crise de 2013.

L’intérêt de l’ouvrage d’Erforth est d’analyser les arguments invoqués par les dirigeants français pour justifier deux engagements militaires dans la même année. Concernant le Mali, l’auteur déconstruit le récit de la montée des périls dans un pays qui a été comparé à l’Afghanistan, alors que les groupes djihadistes de la zone n’avaient jamais commis d’attentats outre-mer. Pour ce qui est de la Centrafrique, Erforth revient ensuite sur le discours humanitaire qui a été développé pour légitimer l’opération Sangaris. Cette intervention a été justifiée par la volonté de protéger les populations face à « une spirale de massacres ».

On sait moins que, courant 2013, les autorités françaises ont été tentées de reproduire le schéma malien en brandissant le scénario d’une menace djihadiste qui, en réalité, était inexistante en RCA. Toutefois, l’Élysée a vite renoncé à un argumentaire terroriste qui risquait de polariser les tensions confessionnelles et de laisser croire à une intervention visant spécifiquement la minorité musulmane, où les rebelles recrutaient leurs combattants. Voilà qui devrait encore davantage inciter à remettre en perspective les analyses qui insistent indûment sur la portée globale et religieuse de la menace djihadiste au Sahel.

Marc-Antoine Pérouse de Montclos
Directeur de recherches, Institut de recherche pour le développement