Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2021 de Politique étrangère (n° 3/2021). Frédéric Charillon propose une analyse de l’ouvrage de Delphine Allès, La part des dieux. Religion et relations internationales (CNRS Éditions, 2021, 352 pages).

Voici un livre dont on est tenté de saluer l’actualité. Eh bien non, justement, nous explique Delphine Allès : l’idée d’un « grand retour » de la religion dans les relations internationales est largement surfaite. Pour une raison simple : elle n’en est jamais sortie. Et ce parce que les grilles de lecture de l’international par le religieux, telles que largement développées dans le débat public, sont autant de miroirs déformants qui occultent bien des complexités.

Ce sont ces complexités que l’auteur veut nous donner à voir, essentiellement par l’exemple indonésien. La « confessionnalisation des représentations » dans la partie 1, puis celle des politiques dans la partie 2, brouillent bien des phénomènes, et notamment la dialectique entre les échelles locale et globale (le lien micro-macro, aurait dit James Rosenau dans Turbulence in World Politics).

La logique westphalienne a voulu subordonner le religieux au politique, et l’enrégimenter. Retour de balancier : on voulut plus tard teinter l’action internationale de religion, pour en capter la légitimité supposée que l’on voyait globalisante et calquée sur les grandes catégories religieuses (islam, chrétienté…). On projette des identités religieuses, un idéal westphalien ou des standards onusiens… s’éloignant ainsi du système international réel, avec ses fondements, principes d’organisation, référentiels normatifs (en cela le tableau de la page 71 est remarquable). On finit même par donner raison à Samuel Huntington. Et par voir dans la supervision des religions le remède aux maux des religions – en oubliant tous les autres. On sacralise la prime à la modération : le soutien à des dynamiques religieuses « modérées » est devenu un fonds de commerce, dans un processus alimenté par les organisations internationales (autre passage fort du livre). Pourquoi cet engouement ? Éléments de réponse, entre autres, page 91. C’est à dessein, mais non sans effet pervers, que la religion est tour à tour sous-estimée et surestimée par les uns ou les autres comme une variable d’ajustement dans la quête de ressource politique.

On apprend ici beaucoup, notamment sur l’Indonésie. Et l’on s’interroge (sans quoi ce ne serait pas un bon livre). Le laboratoire supposé confirmer les hypothèses avancées – celui de l’État archipélagique, donc – permet-il d’extrapoler ? N’observe-t‑on pas d’autres logiques ailleurs (Égypte, Turquie, Russie, Liban…) ? Dans d’autres travaux (Le Jihad au quotidien, L’Oumma en fragments…), Bernard Rougier met à nu des mécanismes différents. La religion peut être instrumentalisée, mais impose ses logiques plutôt que de conduire à l’aporie. La notion de « bricolage identitaire », c’est-à-dire d’utilisation pragmatique des identités au fil des intérêts des individus, n’est pas nouvelle et d’autres travaux encore auraient pu être repris.

À partir d’un exemple sud-est asiatique moins souvent exploré en Europe, de nombreuses pistes s’ouvrent ici. Il faut s’en réjouir.

Frédéric Charillon

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