Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2025 de Politique étrangère (n° 2/2025). Elise Barandon propose une analyse de l’ouvrage de Sophie Boisseau du Rocher et Christian Lechervy, L’Asie-Pacifique. Nouveau centre du monde (Odile Jacob, 2024, 320 pages). Cet ouvrage a reçu le Prix du Livre de Géopolitique 2025.

Si l’Indo-Pacifique est à la mode et a progressivement supplanté la notion d’Asie-Pacifique dans le vocabulaire politique et stratégique, l’ouvrage de Sophie Boisseau du Rocher et Christian Lechervy propose une focale spécifiquement centrée sur ce second espace. Le titre est peut-être d’ailleurs ici un clin d’œil à l’ouvrage L’Indo-Pacifique. Nouveau centre du monde (V. Niquet et M. Péron-Doise, Paris, Tallandier, 2024).

Espace majeur de la nouvelle géopolitique mondiale, l’Asie-Pacifique catalyse de nombreux enjeux et ruptures (une Chine perturbatrice, une Corée du Nord nucléarisée, un Japon réarmé, une Birmanie illibérale…). Elle permet aux auteurs de mesurer l’amplitude des changements à l’œuvre dans la région et d’expliciter les leçons que l’Europe peut tirer de cette trajectoire, qu’ils définissent comme un glissement plus qu’un basculement.

Pour éviter toute cacophonie ou polysémie face à l’élasticité des termes, ils proposent dès l’introduction une définition de cet espace pluriel composé de 17 États. On s’étonnera peut-être plus ou moins d’y voir figurer la Mongolie, quasiment pas abordée ensuite dans l’ouvrage. Les auteurs ne cèdent pas à la tentation d’homogénéiser cette région, non exempte de contradictions et de contrastes, et en exposent les trajectoires diversifiées. Celles-ci n’ont pas empêché les processus de régionalisation et l’émergence d’un régionalisme dynamique. Ils évoquent à cet égard les concepts d’« asianisme » et d’« asiatisation », deux clés de lecture intéressantes qui éveillent la curiosité du lecteur, tout en suscitant des réflexions sur l’approfondissement de ces deux notions.

Capitalisant sur leur expérience extensive de la région, les deux chercheurs mettent en exergue le processus de désoccidentalisation, tant économique que politique, entamé par l’Asie-Pacifique, traçant les pourtours d’une redéfinition de la modernité et s’appuyant sur de multiples leviers de puissances. L’ouvrage délaisse les débats alarmistes et anxiogènes, évitant tout abus culturaliste ou eurocentrique, pour plutôt démontrer les convergences et interconnexions entre les deux espaces. L’expression « l’écart comme trait d’union » en est le signe. En témoigne également l’actualité, de la guerre en Ukraine à la mer de Chine méridionale.

Au-delà de son apport indéniable à la littérature existante, l’ouvrage condense deux grandes forces sur ses sept chapitres. Il se démarque par son souci réflexif en ne s’enfermant dans aucune chapelle et par son ambition d’éviter tout présentisme excessif grâce à des recontextualisations historiques. Les auteurs nous invitent à une « analyse prospective inconfortable », à un « effort de projection douloureux » face à l’impression de déclassement de l’Occident, devenu moins structurant tout en restant important.

L’ouvrage soulève en ce sens des questions clés : quelle place pour l’Occident, et l’Europe tout particulièrement, face à cette désoccidentalisation ? Comment matérialiser le « sursaut » européen ? D’autre part, il a été pensé pour s’adresser à un large public, en plantant un décor à la fois clair et riche, mobilisant un nombre important de données. Les auteurs ont su rendre accessible, sans simplification excessive, un sujet à la complexité grandissante. Un regard lucide et constructif, un jeu d’équilibriste réussi.

Elise Barandon

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