Cette recension constitue la note de tête du numéro d’automne 2025 de Politique étrangère (n° 3/2025). Vincent Vicard propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Olivier Petitjean et Ivan du Roy, Multinationales. Une histoire du monde contemporain (La Découverte, 2025, 864 pages).

Plus qu’une histoire des entreprises multinationales, c’est une histoire économique par les multinationales que nous proposent Olivier Petitjean et Ivan du Roy. En rassemblant les contributions d’une cinquantaine de chercheurs et journalistes, le livre multiplie les points de vue et offre une vision critique élargie des enjeux entourant ces multinationales. La perspective historique, courant de 1851 à 2025, met en lumière non seulement l’essor progressif de ces entreprises particulières mais aussi la permanence de certains enjeux qui leur sont associés au travers des époques.

Le livre alterne, en 140 dates, de courts chapitres sur l’histoire de certaines multinationales et des développements plus longs sur certaines d’entre elles ou des événements importants pour leur développement, ou auxquels elles ont contribué. On y retrouve un mélange habile d’entreprises emblématiques (Coca Cola, McDonald’s ou autre Toyota) et d’autres moins connues, telle Olam, multinationale de l’agrobusiness originaire du Nigeria spécialisée dans les fèves de cacao, l’huile de palme, les noix de cajou ou le coton.

Résumer un tel ouvrage serait difficile. Le découpage temporel choisi par les
auteurs, en cinq grandes périodes, en donne cependant un aperçu. Le livre commence par la période de 1850 à 1900, marquée par la mondialisation du capital et l’expansion coloniale. Les différents chapitres décrivent comment les premières multinationales – à commencer par la première d’entre elles Singer – ont émergé, d’abord sur leurs marchés nationaux puis très progressivement à l’étranger. La deuxième partie couvre la période de 1901 à 1945, caractérisée par la société industrielle et ses crises. Les auteurs examinent comment les multinationales ont dû s’adapter à un environnement marqué par les guerres mondiales, la Grande Dépression et l’émergence de nouveaux marchés. La troisième partie, de 1946 à 1979, explore l’ordre américain et les premières tentatives de régulation des
multinationales. La quatrième partie, de 1980 à 1999, est consacrée au néolibéralisme triomphant. On y découvre comment les politiques de dérégulation et de libéralisation ont favorisé l’expansion des multinationales et transformé leur rôle dans l’économie mondiale. Enfin, la dernière partie interroge la toute-puissance des multinationales sur la période récente. Si les sujets qui y sont abordés sont plus connus, elle permet de replacer les enjeux actuels dans une perspective longue, notamment les questions des relations entre entreprises et États, et de régulation.

Au final, l’ouvrage présente les histoires croisées des événements ayant façonné les multinationales au fil du temps et de la contribution de ces mêmes multinationales à l’histoire économique des presque deux derniers siècles. Ainsi, par exemple, de la construction du canal de Suez en 1869, qui participa de la première vague de mondialisation, à laquelle Lafarge contribua en fournissant les matières premières (pas encore alors du ciment mais de la chaux hydraulique). Car on ne peut comprendre l’omniprésence des multinationales dans l’économie contemporaine sans étudier leur origine, les événements économiques qui ont permis leur essor, et les politiques nationales et internationales qui les ont façonnées et qu’elles ont elles-mêmes influencées.

On retrouve ainsi pêle-mêle innovations technologiques, événements juridiques et politiques, comme le télégraphe transatlantique en 1866, permettant l’internationalisation de l’activité économique par la circulation de l’information (bien avant l’essor d’internet), la lutte contre les monopoles illustrée par les barons voleurs aux États-Unis au début du XXe siècle, le protectionnisme dans l’entredeux-guerres, la première zone franche autour de l’aéroport de Shannon en Irlande en 1958, ou l’invention du conteneur qui a participé à l’émergence des chaînes de valeur mondiales.

Nestlé offre une belle illustration de l’adaptation des multinationales à leur environnement. Née globale dans la seconde moitié du XIXe siècle (une exception à l’époque), elle concentre sa production dans certains pays de tradition laitière et exporte vers ses marchés de consommation en Europe et ailleurs, profitant de la relative ouverture internationale et des nouvelles infrastructures de la mondialisation de l’avant-Première Guerre mondiale. Le retour des droits de douane et des risques politiques, et les perturbations des chaînes d’approvisionnement dans l’entre-deux-guerres, la poussent à privilégier la production locale par des investissements directs étrangers dans chacun de ses marchés. Elle adapte aussi son organisation, en créant deux sièges en Suisse et au Panama pour se prémunir contre les risques politiques, et met en place des pratiques visant à réduire son imposition globale. Des adaptations organisationnelles à l’environnement international
et aux politiques des États que l’on retrouvera avec Toyota dans les années 1980, et qui résonnent dans la situation internationale actuelle.

Étant donné l’approche chronologique adoptée, c’est d’abord par l’accumulation des événements que se dessinent les grandes tendances et contours de l’omniprésence des multinationales aujourd’hui. L’ouvrage donne ainsi à voir l’émergence de nouveaux secteurs par le prisme de ses grands acteurs, mais également de nouvelles économies, avec la montée en puissance de multinationales non occidentales dans la deuxième moitié du XXe siècle (originaires du Japon et de Corée, puis de Chine mais aussi du Brésil ou d’Inde). D’abord présentes dans un nombre restreint d’activités (en particulier le pétrole), les grandes entreprises s’internationalisent à partir des années 1960 dans un nombre croissant de secteurs – de l’automobile aux secteurs de grande consommation (avec de nouveaux modes de consommation : les hypermarchés venus des États-Unis), et à l’électronique grand public ou les microprocesseurs. Ensuite, les privatisations et les consolidations, en Europe notamment, verront l’émergence de multinationales dans le secteur financier et les industries de réseaux, avant que les firmes du numérique ne deviennent dominantes.

Il ressort de toutes ces trajectoires que les entreprises multinationales sont d’abord de grandes entreprises nationales. De manière évidente jusqu’aux années 1960 où le marché national constitue le principal marché de la plupart des entreprises et le lieu de leur développement. Les premiers chapitres présentent ainsi l’origine de grandes entreprises, qui pour certaines remonte à la seconde moitié du XIXe siècle : Lafarge, Schneider, General Electric, Coca Cola ou sa rivale Pepsi Cola, les banques HSBC et J.P. Morgan, ou encore Mitsubishi au Japon et Tata en Inde. Ce n’est que bien plus tard que ces entreprises s’internationaliseront réellement pour ressembler aux multinationales actuelles. Encore aujourd’hui, les activités de siège ou de recherche et développement restent largement réalisées dans le pays d’origine pour beaucoup de multinationales. C’est finalement le reproche que l’on pourrait adresser à cet ouvrage, qui déborde parfois sur le rôle des grandes entreprises plus que des multinationales, sans toujours mettre en lumière la spécificité de ces entreprises si particulières ayant une activité dans plusieurs États. Le fait d’opérer par-delà les frontières leur offre la capacité d’arbitrer entre différents territoires pour organiser leurs activités de production et entre différentes juridictions sur les questions réglementaires et fiscales, pouvoirs dont elles peuvent user dans leurs relations avec leur État d’origine et d’accueil.

Apparait également dans cette histoire longue celle des tentatives de régulation des multinationales au fil du temps et des mobilisations tant des syndicats que de la société civile ou des dirigeants des pays du Sud. Depuis la solidarité internationale ouvrière au XIXe siècle jusqu’aux travaux des organisations internationales dans les années 1970, en passant par les mouvements anti-sweatshop aux États-Unis dans les années 1990 et la loi sur le devoir de vigilance aujourd’hui en France et en Europe, on retrouve les mêmes tentatives d’encadrer les activités des entreprises multinationales et d’en définir le cadre juridique. Tentatives qui débouchent plus sur des codes de conduite non contraignants que sur de véritables régulations multilatérales, illustrant non seulement le pouvoir d’influence des multinationales mais aussi les intérêts divergents des États vis-à-vis de leurs propres multinationales et des filiales étrangères.

La question fiscale illustre bien la permanence des enjeux de régulation internationale. L’architecture de la taxation des entreprises multinationales a été édictée en 1928 sous l’égide de la Société des Nations, afin d’éviter une double taxation des multinationales. Il aura fallu de multiples révélations sur les pratiques d’évitement fiscal de ces multinationales et le rôle des paradis fiscaux pour aboutir à une réforme des règles en octobre 2021, visant à lutter contre la double non-taxation en redéfinissant les droits à taxer des États. Réforme qui est aujourd’hui remise en cause par les États-Unis de Donald Trump.

Multinationales. Une histoire du monde contemporain constitue donc un ensemble riche, dense, dans lequel on pourra aussi aller piocher au gré des dates, ce qui en facilite l’accès. Il constitue un complément très utile aux travaux plus quantitatifs déjà existants. Si l’approche chronologique et l’ambition globale ne fournissent pas de clé de lecture simple, les histoires de multinationales qui se font écho au cours du temps dessinent, au fil de la lecture, des enjeux structurels autour de ces acteurs majeurs de nos économies contemporaines.

Vincent Vicard
Économiste et adjoint au directeur du Centre d’études prospectives
et d’informations internationales

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