Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2025 de Politique étrangère (n° 3/2025). Maxime Lefebvre propose ici une analyse de l’ouvrage d’Enrico Letta, Des idées nouvelles pour l’Europe. Avec les femmes et les hommes qui la font (Odile Jacob, 2024, 240 pages).

Pour accompagner et vulgariser le rapport sur le marché unique qu’il a remis aux dirigeants de l’Union européenne le 18 avril 2024, l’ancien président du Conseil des ministres italien Enrico Letta a eu la bonne idée de publier un court essai qui dépasse le langage technocratique. Il y revient sur les rencontres qui ont nourri ses réflexions (65 villes visitées, 400 réunions) et sur ses principales recommandations, agrémentant le tout de réflexions personnelles qui font le sel de son ouvrage.

« On ne tombe pas amoureux d’un grand marché », disait Jacques Delors, pourtant artisan majeur du marché unique lancé en 1985. Il n’en est que plus nécessaire de répéter combien ce marché est à la base de la construction européenne et de son unité, et d’en faire la pédagogie.

Le rapport Letta souligne le retard pris par l’Europe, dont le PIB par habitant a augmenté deux fois moins vite qu’aux États-Unis depuis 1993, et formule un plan de consolidation du marché unique pour soutenir l’innovation : en l’étendant à des domaines qui en ont été largement exclus parce que trop proches de la souveraineté nationale (l’énergie, la finance, les télécommunications, la défense), en ajoutant aux « quatre libertés » du marché unique une cinquième pour la connaissance et la recherche, en unifiant et simplifiant la législation (par les règlements plutôt que les directives), en reliant les capitales européennes par des trains à grande vitesse, en maintenant le rôle de la politique de cohésion, en renforçant le dialogue social et en pérennisant la consultation des citoyens amorcée par la Conférence sur l’avenir de l’Europe, en réaffirmant enfin (notamment pour les futurs membres) le lien entre l’appartenance au marché unique et l’état de droit.

Bien qu’il ait contribué à nourrir les initiatives de la commission von der Leyen en 2025 (stratégie pour le marché unique, union de l’épargne et des investissements, allègement de la réglementation), le rapport Letta a été quelque peu éclipsé par le rapport Draghi du 9 septembre 2024, sur la compétitivité et l’innovation dans dix secteurs majeurs de l’économie européenne. Alors qu’Enrico Letta est resté prudent sur le financement, préférant miser sur un lien hypothétique entre épargne privée et transition écologique et numérique, Mario Draghi a clairement appelé à financer par l’emprunt européen l’investissement nécessaire pour accélérer l’innovation en Europe (800 milliards d’euros par an).

On retiendra du livre d’Enrico Letta, au-delà des anecdotes sur ses voyages et rencontres, des réflexions qui posent le cadre des défis d’aujourd’hui. D’abord une inquiétude, non seulement sur le déclin économique de l’Europe mais aussi sur la montée du nationalisme, avec cet aveu pessimiste et résigné : « Je ne pense pas que nous serions capables de faire aujourd’hui ce que Delors et sa génération ont accompli. » Et en même temps une ode à la fois sincère et profonde à la méthode Delors, fondée sur le « nous » plutôt que le « je », sur le respect, l’écoute et la tolérance, sur le leadership horizontal, sur l’attention portée à l’exécution, sur la capacité à transformer les échecs en opportunités. Ces pages, les plus originales de l’ouvrage, inscrivent son auteur et ses propositions dans le volontarisme des constructeurs de l’Europe.

Maxime Lefebvre

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