Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2025 de Politique étrangère (n° 3/2025). Dimitri Minic, chercheur au Centre Russie/Eurasie de l’Ifri, propose ici une analyse de l’ouvrage de David Lewis Occupation: Russian Rule in South-Eastern Ukraine (Hurst, 2025, 248 pages).

David Lewis montre ici que la Russie est parvenue, entre mars 2022 et l’été 2024, à bâtir un régime d’occupation efficace sur les territoires ukrainiens méridionaux et orientaux conquis en 2022, puis progressivement intégrés à la Fédération de Russie.
Une des principales conclusions de son étude est que Moscou n’avait pas planifié une véritable occupation de l’Ukraine. Les forces russes, qui se sont contentées d’instaurer des couvre-feux, n’avaient pas l’ambition d’administrer les territoires occupés, dont le statut n’avait d’ailleurs pas fait l’objet d’instructions claires. En mars 2022, les drapeaux ukrainiens continuaient de flotter sur les bâtiments publics tandis que des drapeaux monarchistes et soviétiques étaient accrochés çà et là par des soldats russes. Des officiels nommés par Kiev restaient en poste. Le chaos et la confusion des premières semaines reflétaient l’échec imprévu de la campagne militaire russe, dont l’objectif était une soumission rapide du pouvoir politique ukrainien. Ni les appareils de propagande, ni les organes russes chargés des déplacements n’étaient préparés à cette occupation. Cette dernière s’est installée progressivement, sans base légale ni modèle.
Le travail de Lewis révèle en outre un continuum entre l’archaïsme des actions de combat russes en Ukraine et celui du régime d’occupation. Loin de mener une guerre « propre », et de soumettre les populations au moyen d’impacts psychologico-informationnels sophistiqués comme ils le théorisaient depuis des décennies, les Russes se sont vus contraints de mener une guerre meurtrière sur le front et de recourir massivement à de vieux téléphones militaires soviétiques pour électrocuter les victimes de leur répression à l’arrière. Le FSB fut un acteur central du régime d’occupation, qui a transformé ces territoires en zones de brutalité et de terreur. À rebours de Boutcha, la violence fut appliquée avec plus de méthode dans le sud de l’Ukraine. Sur la base de simples présomptions, les agents russes traquèrent et « neutralisèrent » sans relâche les vétérans, les potentiels opposants politiques et les officiels gouvernementaux ukrainiens. Enlèvements et détentions de civils avaient lieu la nuit, tandis que la torture était massivement répandue. L’occupation physique fut accompagnée d’une occupation cognitive afin de « rééduquer » les Ukrainiens, prétendument « zombifiés » par l’anti-russisme. Il est à cet égard intéressant de constater que l’éradication de toute trace du passé ukrainien ne s’est pas tant traduite par l’apologie de nouveaux symboles que par la volonté d’effacer 1991.
Lewis doute de la capacité de la Russie à reproduire cette occupation ailleurs, dans la mesure où les dynamiques politiques et sociales de l’Ukraine du sud-est en furent indissociables. Toutefois, si une coopération minimale de la population fut indispensable, l’auteur estime que le régime d’occupation se serait effondré rapidement sans l’instauration d’un système militaro-sécuritaire brutal.
Enfin, il faut bien sûr souligner les limites méthodologiques de ce travail, qui a souffert de l’impossibilité pour l’auteur d’accéder aux territoires concernés. Mais il s’agit là d’un « instantané », d’une « première pierre », indispensable, qui ouvre de nombreuses questions pour une recherche à venir.
Dimitri Minic
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