Catégorie : Sélection d’archives Page 38 of 41

Les articles rédigés par de grands noms au cours des 75 ans d’existence de PE

Contre l’Armée européenne, par Michel Debré (1953)

En 1953, Michel Debré est sénateur. Il s’oppose avec véhémence au projet de Communauté européenne de Défense (CED), attaquant nommément Jean Monnet et les « théologiens du transfert de souveraineté ». Un texte, publié dans Politique étrangère en 1953, à relire aujourd’hui, alors que l’Europe traverse une crise aiguë qui fera l’objet d’une analyse détaillée dans le n°4/2011 de Politique étrangère.

 

 

Quand Démosthène mettait en garde les Athéniens contre Philippe de Macédoine, Démosthène avait raison ! Athènes était une cité, et l’âge venait de plus grands empires. Mais il était deux politiques : l’une qui permettait de les constituer par une alliance et dans la liberté, l’autre qui acceptait de les voir naître de la tyrannie. Nul ne doute, nul n’a jamais douté, que la thèse ardemment défendue par Démosthène fût la seule qui pût garantir l’avenir d’Athènes, celui de la Grèce et de la liberté, la seule qui fût en même temps conforme à l’honneur.

La théorie du transfert de souveraineté

Au départ, nous trouvons la volonté américaine, exprimée dans l’été 1 950, de réarmer l’Allemagne. L’expression de cette volonté a surpris le gouvernement français. Cette surprise n’était pas légitime. Le problème du réarmement de l’Allemagne était posé depuis plusieurs mois. L’invasion de la Corée l’avait projeté, en quelques heures, au premier plan des préoccupations politiques de l’Occident. Il avait déjà été évoqué à la tribune du Parlement, et le blocus de Berlin était de ces signes prémonitoires que seuls les aveugles et les sourds volontaires peuvent ignorer. Cependant, nul, au gouvernement, ou plutôt au sein de nos divers gouvernements, n’avait osé en parler, si ce n’est pour annoncer solennellement qu’il ne pouvait être question de réarmer l’Allemagne…

A la proposition américaine, le gouvernement français a répondu par une proposition dont l’objet était d’« intégrer » des Allemands dans une armée qui n’aurait pas le caractère d’une armée nationale. Cette proposition allait loin dans sa rigueur logique. On n’envisageait même pas un régiment de nationalité allemande ; des soldats allemands étaient placés par petits groupes dans d’autres unités. Projet séduisant, en théorie, mais que sa rigueur rendait difficile à réaliser. Au surplus, à supposer qu’il fut un point de départ, une telle conception du rôle militaire des Allemands ne pouvait se prolonger longtemps.

La proposition française ne fut pas acceptée, même à titre de première étape. C’est alors qu’avec la complicité d’un gouvernement français désemparé et heureux de gagner quelques mois, le consentement d’un gouvernement américain assez incrédule au premier abord, puis convaincu par les affirmations de M. Jean Monnet, le problème du réarmement allemand fut saisi par les théoriciens — je dirai presque par les théologiens — du transfert de souveraineté.

A ce point de l’histoire il convient de revenir quelques mois en arrière.

Le gouvernement américain, avant d’envisager le réarmement de l’Allemagne, avait estimé nécessaire de libérer l’industrie allemande, notamment les mines et la sidérurgie de la Ruhr, des sujétions imposées par les vainqueurs. La situation du monde imposait une révision des idées qui avaient eu cours en 1944. Il était notamment nécessaire d’accomplir un effort pour lier à l’Occident cette grande part de l’Allemagne que les trois alliés avaient prise en charge au lendemain de la capitulation. Il fallait porter l’espoir des Allemands vers l’Occident. Il fallait mettre l’économie allemande au service de l’Occident ; sur cette voie, une première mesure apparut nécessaire : relever ou supprimer le « plafond » maximum de production imposé à l’industrie ; diminuer, et peut-être faire disparaître, les interdictions de fabrication. Voilà sans doute ce qu’il parut très difficile de faire accepter aux opinions européennes, et d’abord à l’opinion française. De cette difficulté jaillit l’idée de chercher quelque moyen exceptionnel de réussite. C’est ainsi que germa le projet d’une « communauté européenne » dirigée par des fonctionnaires impartiaux et recevant des divers Etats le droit de commander à toutes les mines et aux industries lourdes. L’idée, accueillie par M. Robert Schuman, se transforma en une très haute vision d’un « marché commun » et d’une réconciliation politique fondée sur la prospérité que ferait naître ce marché commun.

Lire la suite de l’article sur Persée

« La politique étrangère d’une société primitive », par Claude Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss publie en 1949 dans Politique étrangère un texte intitulé « La politique étrangère d’une société primitive ». Il  y analyse le rapport à l’étranger de différentes tribus, dont les Nambikwara du Brésil, connus des lecteurs de Tristes tropiques (1955). Ces tribus ne se caractérisent pas par une « agressivité innée » et coopèrent de différentes manières – notamment par des systèmes de dons qui s’apparentent à du commerce – avec des éléments externes, que ce soit  des membres d’autres tribus ou des occidentaux.

* * *

Le sujet du présent article présente, dans son énoncé même, quelque chose de paradoxal. Nous ne pensons pas spontanément qu’une société primitive, ou du moins cet ensemble d’une extraordinaire diversité que nous groupons, de façon un peu maladroite, sous ce vocable qui ne signifie ‘pas grand chose’, puisse avoir une politique étrangère. La raison en est que les sociétés primitives, ou prétendues telles, nous apparaissent comme des sortes de conservatoires, des musées vivants ; de façon plus ou moins consciente, nous n’imaginons pas qu’elles auraient pu préserver des genres de vie archaïque ou fort éloignés des nôtres propres, si elles n’étaient restées comme autant de petits mondes clos, complètement isolés de tous les contacts avec l’extérieur. C’est seulement dans la mesure où elles représenteraient des expériences isolées du reste de l’univers social qu’elles pourraient prétendre au titre de « sociétés primitives ».

En raisonnant de la sorte, on commettrait une fort grave erreur de méthode, car s’il est vrai que, par rapport à nous, les sociétés dites primitives soient des sociétés hétérogènes, cela n’implique nullement qu’elles le soient, au même titre, par rapport à d’autres sociétés.

Il est bien évident que ces sociétés ont une histoire, que leurs représentants ont occupé le globe terrestre depuis une période de temps aussi longue que n’importe quels autres ; que, pour elles aussi, il s*est passé quelque chose. Cette histoire n’est peut-être pas la même que la nôtre. Elle n’est pas moins réelle, du fait qu’elle ne se définit pas dans le même système de références. Je pense à ce petit village du centre de Bornéo, situé dans une des régions les plus reculées de l’île, qui, pendant des siècles, s’est développé et maintenu sans grands contacts avec le monde extérieur, et chez qui s’est placé, il y a quelques années, un événement extraordinaire : un groupe cinématographique est venu y tourner un film documentaire. Bouleversement total de la vie indigène : les camions, les appareils de prise de son, les génératrices d’électricité, les projecteurs, tout cela aurait dû, semble-t-il, laisser dans l’esprit indigène une trace ineffaçable. Et cependant un ethnographe, pénétrant dans ce village trois ans après cet incident exceptionnel et demandant aux indigènes s’ils s’en souvenaient, obtenait pour seule réponse : « II est dit que cela se produisit dans des temps très anciens »… c’est-à-dire la formule stéréotypée dont les indigènes se servent pour commencer la narration de leurs mythes.

Par conséquent, un événement qui, pour nous, aurait été historique au premier chef est pensé par l’esprit indigène dans une dimension totalement dépourvue d’historicité, parce qu’il ne s’insère pas dans la séquence des événements et des circonstances qui touchent à l’essentiel de sa vie et de son existence.

Mais ce n’est pas de cette région du monde dont je voudrais plus précisément parler ; je prendrai comme point de départ un petit groupe du Brésil central, au sein duquel j’ai eu l’occasion de vivre et de travailler pendant une année à peu près entière, en 1938-1939, et qui, de ce point de vue particulier n’a sans doute pas une valeur exemplaire. Je me garderai, en effet, d’entretenir le malentendu que j’évoquais tout à l’heure, en suggérant qu’il soit possible d’opposer les sociétés primitives traitées comme un bloc à notre ou à nos sociétés civilisées, prises comme un autre bloc.

Il ne faut pas perdre de vue que deux sociétés, dites primitives, peuvent présenter, l’une par rapport à l’autre, une différence aussi profonde, et peut-être beaucoup plus grande encore que l’une quelconque de ces deux sociétés envisagées par rapport à la nôtre.

Néanmoins, le groupe qui va nous occuper offre peut-être un intérêt particulier du fait qu’il représente une des formes de vie sociale les plus élémentaires qu’il soit possible de rencontrer aujourd’hui à la surface du globe. Il n’est pas question de suggérer que ce groupe, par un privilège historique extraordinaire, et vraiment miraculeux, ait pu préserver jusqu’à l’époque actuelle des vestiges de l’organisation sociale des temps paléolithiques ou même néolithiques. Je doute fort qu’il existe, sur la terre, aucun peuple que nous puissions considérer comme le fidèle témoin d’un genre de vie ; vieux de plusieurs dizaines de millénaires. Pour eux comme pour nous, pendant ces milliers d’années, il s’est produit quelque chose ; il s’est passé des événements.

Dans le cas particulier, je crois que l’on aurait de bonnes raisons pour plaider que ce « primitivisme » apparent constitue un phénomène régressif plutôt qu’un vestige archaïque, mais, de notre point de vue, ici, la chose n’a pas d’importance.

Il s’agit d’une petite collectivité indigène, petite par le nombre, mais non par le territoire qu’elle occupe, qui est grand, à peu près, comme la moitié de la France. Les Nambikwara du Matto-Grosso central, dont le nom même était encore inconnu à la fin du XIXème siècle, ont eu leur premier contact avec la civilisation en 1907 seulement ; depuis cette date, leurs rapports avec les blancs ont été des plus intermittents.

Le milieu naturel dans lequel ils vivent explique, dans une large mesure, le dénuement culturel dans lequel ils se trouvent. Ces régions du Brésil central ne sont en rien conformes à l’image que nous nous faisons volontiers des régions équatoriales ou tropicales, bien qu’en fait les Nambikwara se trouvent à égale distance entre le tropique et l’équateur. Ce sont des savanes, et parfois même des steppes désolées, où le terrain très ancien, recouvert par des sédiments de grès, se désagrège sous forme de sables stériles, et où le régime des pluies, extrêmement irrégulier (pluies torrentielles et quotidiennes de novembre à mars, puis sécheresse absolue depuis avril jusqu’à septembre ou octobre) contribue, avec la nature même du terrain, à la pauvreté générale du paysage : hautes herbes qui croissent rapidement au moment des pluies, mais que la saison sèche brûle de façon rapide pour laisser apparaître le sable nu, avec une végétation clairsemée d’arbustes épineux. Sur une terre aussi pauvre, il est difficile, sinon même impossible, de cultiver. Les indigènes font un peu de jardinage dans la forêt-galerie qui borde généralement le cours des rivières, et le gibier, lui-même peu abondant pendant toute l’année, quand vient la saison sèche va se réfugier, à de très grandes distances parfois, dans des bosquets impénétrables qui se forment aux sources de ces rivières, et où se maintiennent de petits pâturages.

Ce contraste entre une saison sèche et une saison humide retentit sur la vie indigène par ce qu’on aimerait appeler une « double organisation sociale », si le mot n’était pas trop fort pour parler de phénomènes aussi frustes. Pendant la saison des pluies, les indigènes se concentrent en villages semi- permanents, non loin des cours d’eau et près de la forêt-galerie, où ils ouvrent des brûlis et cultivent un peu de manioc et de maïs, ce qui les aide à subsister pendant les six mois de la vie sédentaire, et même plus longtemps ; ils enfouissent des tourteaux de manioc dans le sol, qui y pourrissent lentement, mais qui, pendant quelques semaines, quelques mois parfois, peuvent encore être extraits et consommés quand le besoin s’en fait sentir.

Puis, au moment de la saison sèche, le village éclate, si je puis dire, en plusieurs petites bandes nomades qui, sous la conduite d’un chef non héréditaire, mais choisi par ses qualités d’entrain, d’initiative et d’audace, parcourent la savane par étapes de 40, 50, 60 kilomètres parfois, à la recherche de graines et de fruits sauvages, de petits mammifères, de lézards, de serpents, de chauves-souris, d’araignées même, et, en général, de tout ce qui peut empêcher les indigènes de mourir de faim.

II est difficile d’évaluer le chiffre de la population nambikwara, car la vie nomade les amène à se déplacer d’un bout à l’autre de leur territoire : le voyageur peut être amené à rencontrer, à des intervalles de temps très courts et en des points différents, des bandes qu’il prendra pour des populations hétérogènes mais qui, en fait, relèvent d’un seul et même groupe. Combien étaient les indigènes au moment où on les a découverts ? Peut- être 5 000, peut-être 10 000. A l’heure actuelle, décimés par les épidémies qui ont immédiatement suivi la prise de contact avec la civilisation, leur chiffre se situe aux environs de 2 000 ; 2 000 personnes, pour un territoire des dimensions que j’ai citées il y a un instant. Ces 2 000 personnes vivent de façon très dispersée ; elles parlent des dialectes qui sont parfois parents, parfois aussi suffisamment éloignés les uns des autres pour que les indigènes ne puissent pas se comprendre sans le secours d’un interprète. Plus au nord, vers le début de la grande forêt amazonienne, on trouvera sur les frontières d’autres populations profondément différentes, par l’origine ethnique, par la langue et la culture, populations plus puissantes et qui ont refoulé les Nambikwara dans cet habitat particulièrement déshérité.

Dans ces territoires ingrats, les indigènes ne mènent pas seulement une existence misérable du point de vue des ressources naturelles : leurs techniques sont à peu près au niveau de leur économie. Ils ne savent pas construire de huttes et se contentent de frêles abris de branchages, renforcés pour constituer les villages semi-permanents de la saison des pluies, mais qui, le plus souvent, ne sont pas destinés à durer plus ‘longtemps qu’un jour ou quelques jours ; abris faits de branches piquées dans le sol et qu’on déplace d’ailleurs pour apporter une protection selon l’endroit d’où viennent, à chaque heure et à chaque saison, le soleil, le vent et la pluie.

Ils sont ignorants du tissage, sauf pour la confection de très minces bandelettes de coton sauvage qu’ils portent autour des bras et des jambes, et, hormis quelques groupes, ils ignorent la poterie.

Tous leurs biens matériels se réduisent aux arcs et aux flèches, à quelques outils faits de lames de pierre, parfois de fer, montées entre deux baguettes de bois ; à des matières premières telles que plumes, écheveaux de fibre, blocs de cire ou de résine, dont ils se servent pour la confection de leurs armes et de leurs outils.

Et pourtant, cette humanité déshéritée a une vie politique intense.

Le point essentiel c’est que, chez ces indigènes, comme chez tant d’autres, on ne trouve pas cette distinction, si tranchée dans nos esprits, entre les concitoyens et l’étranger : de l’étranger au concitoyen, on passe par toute une série d’intermédiaires.

Lire la suite de l’article sur Persée

Raymond Aron et la théorie des relations internationales (S. Hoffmann)

Né à Vienne (Autriche) en 1928, Stanley Hoffmann vit en France de 1930 à 1955, année de sa nomination comme professeur à Harvard. Il y enseigne, notamment, les sciences politiques et la civilisation française. En 1968, il fonde le Centre d’études européennes de Harvard, dont il reste président jusqu’en 1995, tout en enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’École des hautes études en sciences sociales. Immédiatement après la mort de Raymond Aron, Stanley Hoffmann offrait à Politique étrangère une synthèse de sa pensée, rendant ainsi hommage à une vision internationale d’un libéralisme lucide et réaliste. Ce texte a été publié pour la première fois dans Politique étrangère, no 4/1983.

 * * *

L’ampleur de l’œuvre de Raymond Aron a toujours fait le désespoir de ses commentateurs – et de ses disciples. On peut s’attendre à la publication de divers textes inédits ; néanmoins, hélas, cette œuvre est désormais achevée. Ce qui devrait permettre d’étudier enfin, en profondeur, la contribution scientifique qu’elle a apportée – de séparer en quelque sorte les deux activités que Raymond Aron a menées de concert et a souvent entremêlées : l’activité proprement journalistique, commentaires d’une actualité qu’il se sentait le devoir d’élucider et d’interpréter, et l’activité du théoricien, philosophe de l’histoire, sociologue des sociétés contemporaines, ou critique de la pensée politique et sociale des grands auteurs.

La note qui suit n’a d’autre objet que de résumer brièvement ce qui me semble avoir été la contribution scientifique de Raymond Aron à la théorie des relations internationales. Je ne parlerai donc guère d’ouvrages, ou de parties d’ouvrages, qui relèvent avant tout du commentaire de l’actualité, ni même de ce qui, dans son œuvre, prend la forme du récit historique (comme la majeure partie de République impériale) ; je ne dirai rien non plus du premier volume de Clausewitz qui appartient au vaste domaine de la critique des grands auteurs. Je ne recommencerai pas non plus l’analyse détaillée de Paix et guerre que j’avais publiée peu après la sortie de ce maître livre.

Il n’est pas possible de se livrer à cette étude sans être frappé par l’originalité de l’apport de Raymond Aron. Par rapport aux travaux français antérieurs, avant tout : en gros, jusqu’au début des années 1950, la politique extérieure et les rapports entre les États étaient du ressort des historiens, des juristes, dans une moindre mesure des économistes. C’est Raymond Aron qui, dans ce pays, a véritablement créé une discipline autonome des relations internationales, située au carrefour de l’histoire, du droit, de l’économie, mais aussi de la science politique et de la sociologie, et caractérisée par ce que l’on pourrait appeler un ensemble cohérent et rigoureux de questions, qui tendent à rendre intelligibles les règles constantes et les formes changeantes d’un type original d’action : celui que mènent sur la scène mondiale les représentants des unités, diplomates et soldats, autrement dit la conduite diplomatico-stratégique. Les lois et modalités de cette conduite faisaient déjà, à la même époque, l’objet de travaux importants aux États-Unis, et Raymond Aron n’a jamais cessé, dans ses livres et articles, de dialoguer avec ses collègues d’outre-Atlantique (en particulier Hans Morgenthau, l’émigré allemand dont l’influence fut si forte dans son pays d’adoption, à la fois sur les universitaires et sur les praticiens, Henry Kissinger – qui a été l’un et l’autre – tout particulièrement). Mais, par rapport aux spécialistes américains des relations internationales, l’originalité de Raymond Aron éclate aussi : comme nous le verrons, son coup d’œil est plus vaste, ses constructions sont plus souples (ce qui lui fut parfois reproché par des esprits avides de certitudes…), et ses analyses ont parfois précédé celles d’outre-Atlantique.

LA SPÉCIFICITÉ DES RELATIONS INTERNATIONALES

L’ambition de Raymond Aron est à double face – par un paradoxe fort caractéristique, sa pensée est à la fois audacieuse et modeste. L’audace apparaît dans la volonté même de présenter une théorie générale, en partant de ce qui fait la spécificité des relations internationales : « la pluralité des centres autonomes de décision, donc du risque de guerre », ou encore « la légitimité et la légalité du recours à la force armée de la part des acteurs ». Il en découle, en premier lieu, une règle impérative de conduite pour ceux-ci : « la nécessité du calcul des moyens » ; en second lieu, les six questions fondamentales pour l’étude des constellations diplomatiques (trois questions objectives : détermination du champ, configuration des rapports de puissance dans ce champ, technique de guerre ; et trois questions subjectives ou « idéologico-politiques » : reconnaissance réciproque, ou non, des unités, rapports entre politique intérieure et extérieure, sens et buts de cette dernière) ; en troisième lieu, la mise en forme des réponses à ces questions dans l’étude des systèmes internationaux – ensembles organisés en fonction de la compétition entre leurs unités – et dans la typologie de ces systèmes (pluripolaires et bipolaires). L’analyse des systèmes a été très poussée aux États-Unis, vers la fin des années 1950. Mais celle de Raymond Aron est doublement originale. D’une part, comme il met l’accent sur la spécificité des relations internationales, sur la différence fondamentale entre politique extérieure et politique intérieure, entre le type idéal de la conduite diplomatico-stratégique (absence de pouvoir supérieur aux unités, absence ou faiblesse des valeurs communes) et le type idéal de la conduite que l’on pourrait appeler civique, il prend soin de partir de concepts propres aux relations internationales, alors que ses collègues américains partent souvent de « concepts qui s’appliquent à d’autres domaines que celui des relations internationales », tels que puissance et conflit. Raymond Aron, lui, prend soin de spécifier la différence entre la « politique de puissance » dans un milieu que domine le risque de recours à la force par les unités en compétition, et l’usage du pouvoir de contrainte au sein d’une collectivité par l’État qui en a le monopole, et il distingue aussi les tensions et conflits – matière première de toute société – des guerres – conflits violents entre unités politiques. D’autre part, la conception que Raymond Aron a des systèmes et de leur force contraignante ou déterminante par rapport aux unités qui en sont les éléments constitutifs est beaucoup plus modeste que celle d’un Morton Kaplan par exemple.

C’est là l’autre face de son entreprise théorique. Nul n’a montré de façon plus convaincante l’impossibilité de parvenir ici à un « système hypothético-déductif […] dont les relations entre les termes (ou variables) revêtent […] une forme mathématique » ; et cela, parce qu’à la différence d’autres actions, celle du diplomate et du soldat n’a pas de « fin rationnelle » comparable à celle du joueur de football (gagner) ou des sujets économiques (maximiser les satisfactions). Il en résulte, d’abord, que la théorie ne saurait guère aller au-delà d’une « analyse conceptuelle » qui a pour objet de « définir la spécificité d’un sous-système, [de] fournir la liste des principales variables, [de] suggérer certaines hypothèses relatives au fonctionnement d’un système ». Il en résulte ensuite que cette théorie ou conceptualisation est beaucoup plus difficile à séparer de l’étude sociologique et historique concrète (dont dépend l’intelligibilité des conduites des acteurs, de leurs calculs de forces et des enjeux des conflits), que dans le cas de la théorie économique : comprendre un système, ce n’est pas saisir les règles d’un jeu entre entités abstraites, x, y ou z, mais savoir quels sont les traits originaux d’États nationaux bien différenciés, par exemple. C’est pourquoi les systèmes sont « au sens épistémologique du terme, indéfinis » : « d’aucune théorie on ne saurait déduire comme conséquence nécessaire la mise à mort industrielle de millions de Juifs par les hitlériens », ni d’ailleurs les relations interindividuelles ou interétatiques qui constituent le commerce pacifique entre les collectivités. Autrement dit, la conceptualisation de Raymond Aron mène à la théorie de ce que Rousseau avait nommé « l’état de guerre », non à celle de la société transnationale ou du système économique mondial, qui obéissent à d’autres règles, à une autre logique ; et même dans son domaine légitime elle ne permet pas de saisir, à elle seule, le comportement des acteurs.

Lorsque Raymond Aron traite de celui-ci, ses analyses semblent se rattacher à l’école « réaliste », école illustre et vénérable, puisque l’on peut compter parmi ses membres le père fondateur de l’étude des relations internationales, Thucydide, Nicolas Machiavel, Thomas Hobbes, le sociologue Max Weber tant admiré par Raymond Aron, et, parmi les contemporains, Hans Morgenthau, Edward H. Carr, le théologien protestant américain Reinhold Niebuhr et George Kennan : nécessité du calcul des forces, rôle déterminant de la force parmi les éléments de la puissance, permanence des ambitions nationales et des périls pour la survie, impératif de l’équilibre, impossibilité d’une « morale de la loi » et d’une paix par le droit, sagesse d’une morale de la responsabilité plutôt que d’une éthique de la conviction, importance des facteurs géopolitiques dans la détermination des objectifs des États, rôle primordial de ceux-ci parmi tous les acteurs sur la scène du monde, possibilité de concevoir la politique comme « l’intelligence de l’État personnifié » (plutôt que comme celle d’une classe ou d’une idéologie, ou comme un processus complexe et indécis), tels sont les points communs à tous les « réalistes ».

Mais si l’on compare Raymond Aron aux autres, on découvre quatre séries de différences. La plus importante est d’ordre conceptuel. D’une part, comme on l’a déjà vu, Raymond Aron se distingue de Machiavel, Hobbes et Morgenthau en refusant de voir dans la quête de la puissance l’essence de toute politique, en distinguant politique intérieure et extérieure, et aussi puissance comme moyen et puissance comme fin. D’autre part, en ce qui concerne le domaine spécifique des relations internationales, il se méfie de concepts passe-partout qui semblent au premier abord cerner la spécificité de la conduite diplomatico-stratégique, mais se révèlent équivoques ou dangereux à l’analyse. C’est ainsi qu’il pourfend la notion d’intérêt national, clef de voûte de la théorie de Morgenthau, mais formule tirée d’« une pratique et [d’] une théorie des époques heureuses », où existait « un code non écrit du légitime et de l’illégitime », alors que dans les périodes révolutionnaires « aucune puissance ne restreint ses objectifs à l’intérêt national, au sens qu’un Mazarin ou un Bismarck donnait à ce terme », et que cet intérêt est alors largement défini en termes idéologiques.

La critique des concepts trop abstraits et simplistes est liée à un trait essentiel du « réalisme » aronien : il renoue avec Thucydide en plongeant en quelque sorte la théorie dans l’histoire, afin de veiller à ce que celle-là n’aille jamais au-delà de ce que celle-ci enseigne, et ne soit pas plus rigide et plus prescriptive que ce que l’histoire permet : sur ce point, le contraste avec les ambitions normatives et la volonté de prévision des théoriciens américains est frappant. Il s’agit aussi de soumettre les concepts généraux à la critique de l’histoire. Pour Raymond Aron, la théorie devait à la fois compléter et s’insérer dans la « sociologie historique » des relations internationales. C’est l’histoire, en effet, qui montre la nature indéfinie des systèmes. Raymond Aron a toujours rejeté les déterminismes et les thèses « monistes » qui cherchent à expliquer des phénomènes complexes par un seul facteur. Il a toujours cherché à séparer les causes profondes des accidents, et à montrer comment s’opérait la conjonction de séries historiques distinctes. « Le cours des relations internationales reste suprêmement historique, en toutes les acceptions de ce terme : les changements y sont incessants, les systèmes, divers et fragiles, subissent les répercussions de toutes les transformations […], les décisions prises par un ou quelques hommes mettent en mouvement des millions d’hommes et déclenchent des mutations irréversibles… ». C’est dans Les Guerres en chaîne (1951), lorsqu’il analysa les origines et la dynamique de la guerre de 1914, qu’il a le plus puissamment montré comment un « raté diplomatique » et une « surprise technique » se sont conjugués pour produire une catastrophe dont personne ne voulait, et une « guerre hyperbolique » entièrement imprévue. Plus tard, il devait, dans son livre sur la diplomatie américaine, montrer à la fois le caractère inévitable de la guerre froide, et le côté beaucoup plus accidentel de certains de ses développements.

Une troisième différence importante porte sur l’idée, si fréquente chez les « réalistes », du primat de la politique extérieure. Un théoricien américain contemporain, Kenneth Waltz, que l’on peut rattacher à cette école a, pour édifier une théorie rigoureuse des relations internationales, voulu ramener celle-ci à l’étude des rapports entre la structure du système (définie comme la distribution de la puissance entre les unités) et les relations que celles-ci ont les unes avec les autres : ce qui revient à exclure toute considération de ces « sous-systèmes » que constituent les régimes politiques et économiques, les rapports sociaux, les idées, au sein des unités. Raymond Aron – même s’il a parfois, comme dans République impériale, traité trop rapidement des déterminants intérieurs d’une politique étrangère – a affirmé que « la théorie des relations internationales ne comporte pas, même dans l’abstrait, une discrimination entre variables endogènes et variables exogènes». C’est « la parenté ou, au contraire, l’hostilité des régimes établis dans les États » qui dicte la distinction importante entre systèmes homogènes et systèmes hétérogènes (empruntée à Panayis Papaligouras) – une distinction qui résulte de l’idée que « la conduite extérieure des États n’est pas commandée par le seul rapport des forces » : les objectifs sont partiellement fixés par la nature du régime et par son idéologie. L’issue des conflits limités de l’ère nucléaire n’est pas, elle non plus, dictée par le seul rapport des forces, comme l’a montré la guerre du Vietnam : là, c’est l’impossibilité de parvenir au « but politique » – un gouvernement sud-vietnamien capable de se défendre seul – qui a entraîné la défaite militaire du plus fort.

Lire la suite de l’article sur Persée

L’Occident devant l’Orient. Primauté d’une solution culturelle (L. Massignon, 1952)

Louis Massignon (1883-1962) étudie d’abord l’histoire des corporations à Fez au XVe siècle et poursuit ses recherches dans tout le bassin méditerranéen. En 1922, il soutient sa thèse – La passion d’Al-Hallâdj, martyr mystique de l’Islam –, qui fait débat et ouvre de nouveaux champs à l’orientalisme. Professeur de sociologie et de sociographie musulmane au Collège de France à partir de 1926, il est nommé directeur d’études à l’École pratique des hautes études en 1933 et devient conseiller pour de nombreux comités interministériels sur les questions arabes. Délaissant ses activités universitaires à partir de 1954, il participe aux combats en faveur de la décolonisation et se consacre à la théologie et à la mystique musulmanes, et à la linguistique arabe. Ce texte a été publié pour la première fois dans Politique étrangère, no 2/1952.

* * *

Un récent séjour à Bagdad et au Caire m’a inspiré quelques observations sur l’état social dans le Proche-Orient et a attiré mon attention sur ce que j’appelle la priorité ou « primauté d’une solution culturelle ».

Les réflexions qui vont suivre sont présentées d’un point de vue français et concret. Je ne nie pas du tout le fait de la supériorité technique de l’Europe, mais il ne doit pas légitimer l’abus d’épreuves de force. Je ne veux pas nier non plus le primat théorique de la justice abstraite, mais il ne légitime pas non plus notre expulsion de toutes nos positions de commandement, au bénéfice du marxisme.

Ce que je veux, c’est essayer de revendiquer l’efficacité, qu’on néglige trop, d’une certaine réflexion progressive, d’une certaine psychologie opérative qui nous mettent en position de participation avec ceux qui se trouvent en face de nous.

Ici s’élève une objection, et une objection qui me vise personnellement, qui a été employée à plusieurs reprises : « Pourquoi cet orientaliste, historien de la mystique s’est-il mis à s’occuper de “politique” ? » C’est ce qu’a dit assez fortement, dans son ouvrage sur le soufisme, le Docteur Omar Farrukh, unmusulman syrien notable, professeur à l’Université américaine de Beyrouth ; la mystique étant elle-même quelque chose d’indiscernable et d’inutilisable, en tirer une « politique » semblait indiquer qu’on avouait avoir échoué dans la découverte de la mystique.

La même objection avait été faite dans « El-Basaïr » par le cheikh El Ibrahimi, le chef des oulémas réformistes d’Algérie, qui a considéré que j’avais mis vingt-cinq ans à me construire une espèce de « masque », que j’étais le pire agent de la cinquième colonne colonialiste qui opérait à travers mon masque de mystique.

Plus profondément l’objection m’a été faite, d’une manière qui m’a fait beaucoup de peine, par un autre musulman algérien, M. Mohammed ben Saï, de Batna, ancien président des étudiants nationalistes nord-africains de Paris, un homme qui réfléchit. Il mène une vie très retirée, mais c’est une des têtes de l’opposition à la francisation en Algérie.

Un jour où il était malade à Paris (où je lui avais fait préparer un diplôme d’études supérieures à la Sorbonne), il m’écrivit ceci : « Je ne me pardonne pas de vous avoir aimé, parce que vous m’avez désarmé.Vous avez été pire que ceux qui ont brûlé nos maisons, qui ont violé nos filles ou enfumé nos vieillards.Vous m’avez désarmé pendant plusieurs années de ma vie en me laissant croire qu’il y avait une possibilité de réconciliation et d’entente entre un Français qui est chrétien et un Arabe qui est musulman. »

La position est donc très nette : j’ai, au point de vue mystique, apparemment échoué vis-à-vis de ces trois personnes. J’espère cependant être plus compréhensif et plus persuasif devant vous.

 

Une approche mystique des phénomènes politiques

C’est en effet une position mystique que j’ai transposée dans le domaine de l’étude des phénomènes politiques. On connaît ce que les sociologues appellent généralement la position mystique ; c’est la position de participation qui fait, par exemple, qu’un primitif déclare « participer » au perroquet : non pas qu’il se croie devenir un perroquet, mais il a comme totem tribal un perroquet. Il y a une certaine participation produisant une « alliance » sociale d’apprivoisement réciproque entre cet objet de respect, le perroquet, et lui. Je ne prétends pas, sous une forme aussi simple, avoir acquis une participation mystique avec l’Islam et avec les pays que je viens de traverser, mais je voudrais rester avec eux devant vous en position de compréhension plus étroite et pour ainsi dire « psychanalytique ». Sans être un spécialiste, j’ai réfléchi sur la psychanalyse, notamment avec Jung : ce psychanalyste a le common touch, il sait participer, par sympathie intelligente, au point de vue « peuple » ; il m’a guéri de cette défiance, de ce mépris hautain de l’intellectuel, qui perd le contact social et qui oublie que ce sont les revendications politiques les plus mal exprimées et les plus amèrement blessantes pour notre amour-propre qui sont souvent les plus authentiques, les plus profondes, les plus fondées.

Je ne partage pas la conception cartésienne de « clash » des cultures opposant une culture moderne technique à une culture périmée non technique. En définissant ainsi la lutte entre l’Europe et les pays colonisés qui cessent de vouloir être colonisés, il est trop facile de dire qu’il n’y a des techniques que chez nous. Il y en a chez les autres qui ne sont pas complètement vaines, de même que les nôtres ne sont pas complètement opérantes, quoiqu’elles soient infiniment plus puissantes, mais sur un terrain précaire qui est le domaine matériel.

La chose quim’avait frappé, dans les essais des mystiques, lorsque j’avais collectionné et collationné des textes, c’est de voir que, plus la commotion mystique initiale avait été authentique, plus les recensions de ces textes étalent hétérogènes. Lorsque vous voyez notées les confidences d’un mystique, chaque différent « scripteur » note les choses avec des variantes. Cela ne veut pas dire que leurs notations ne soient pas « vraies » ; cela veut dire que la confidence a transformé celui qui observe en même temps que celui qui est observé.

Retenons ce phénomène très particulier d’osmose qui fait que les phénomènes de mystique sont si difficiles à cloisonner, à enregistrer dans des séries, parce que l’observateur change, et l’observé également. Il y a une transformation vitale qui s’opère ; hors série.

Est-ce à dire que cela nous mette devant un principe d’indétermination comme celui de Heisenberg et que nous ne puissions en somme rien tirer de positif de l’observation des faits mystiques ?

Lire la suite de l’article sur Persée

Page 38 of 41

Fièrement propulsé par WordPress & Thème par Anders Norén