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Les articles rédigés par de grands noms au cours des 75 ans d’existence de PE

Le Système monétaire européen après cinq ans, par Raymond Barre (1984)

Alors que la crise de l’euro continue d’agiter le débat public, on pourra relire avec intérêt ce premier bilan du Système monétaire européen, dressé cinq ans après sa création, publié dans Politique étrangère no 1/1984. Raymond Barre, Premier ministre lors de la mise en place du SME et partisan de la rigueur monétaire, en souligne les trois apports principaux : une plus grande stabilité des monnaies, la convergence des politiques économiques (on pense ici au tournant de la rigueur pris par la France au printemps 1983) et l’absence du recours au protectionnisme. S’il convient que le SME doit s’améliorer – et notamment se doter d’une politique commune vis-à-vis du dollar –, Raymond Barre appelle à un usage plus large de l’ECU, notamment dans les opérations commerciales, à sa reconnaissance en tant que monnaie, et conclut à son rôle politique comme accélérateur de la construction européenne.

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Le Système monétaire européen fonctionne maintenant depuis cinq ans. C’est un beau succès pour une réalisation communautaire qui suscita au départ beaucoup de scepticisme, sinon d’hostilité. Le SME marquait l’aboutissement d’un long effort pour doter la Communauté d’une organisation monétaire qui lui permette d’affirmer son originalité et de rechercher la stabilité. C’est en février 1969, alors que l’on pouvait déjà pressentir ce que l’on devait appeler plus tard la « crise monétaire internationale », que j’avais présenté au nom de la Commission des Communautés européennes, des propositions en vue d’organiser une coopération économique et monétaire plus étroite entre les Six. Ce fut à l’époque une proposition tenue pour insolite. La réponse fut donnée en termes de surenchère : pourquoi faire preuve de tant de timidité et de prudence alors que la Communauté devrait devenir à terme une Union économique et monétaire ! De sommets en conseils, on discuta avec une imagination plus inhibitrice que créatrice les conditions et les étapes d’une telle Union. Alors naquit le « Serpent dans le tunnel », puis le « Serpent sans tunnel » ; puis le « Serpent » perdit quelques-uns de ses anneaux au beau milieu des vicissitudes monétaires internationales, liées aux difficultés du dollar et au premier choc pétrolier. Un mouvement récurrent de va-et-vient saisit notamment le franc français entre 1974 et 1976. Au lendemain des élections législatives françaises de mars 1978, l’équilibre extérieur français ayant été rétabli, le franc français ayant été stabilisé, les perspectives économiques et politiques françaises paraissant mieux assurées, le président Giscard d’Estaing et le chancelier Schmidt décidèrent de relancer le projet d’organisation monétaire de la Communauté.

Grâce à la volonté et à la force de persuasion du chancelier de la République fédérale, les réticences allemandes, à de nombreux niveaux, furent surmontées. Le Système monétaire européen fut mis en place, seule la Grande-Bretagne décidant de rester à l’écart du régime de changes stables, mais ajustables, qui est l’un des éléments constituants de ce système. La Grande-Bretagne acceptait cependant le principe du SME et la livre sterling était prise en compte dans la définition de l’unité de compte du système, l’ECU. Ce qui avait été cependant décisif, c’était la volonté commune franco-allemande, reposant sur une plus grande convergence des conceptions économiques et des politiques économiques. Entre mars 1979 et mai 1981, la stabilité du deutschmark et du franc français allaient permettre une évolution ordonnée et satisfaisante du SME. A partir de mai 1981, les fortunes du franc français furent plus changeantes. Le SME fit alors preuve d’une grande souplesse d’adaptation, tandis qu’il apparaissait de plus en plus comme un butoir aux excès de certaines politiques économiques incompatibles avec la logique interne et les disciplines de la Communauté. Mais le SME est devenu en même temps un instrument efficace au service de l’Union des pays de la Communauté : aussi bien par la stabilité économique et monétaire qu’il tend à promouvoir au sein de la Communauté et au sein des relations monétaires internationales, que par le rôle que commence à jouer et que semble devoir de plus en plus jouer l’ECU.

Depuis sa création, le Système monétaire européen a eu trois consé quences importantes pour les pays de la Communauté.

Il a tout d’abord permis une stabilité des taux de change plus grande entre les monnaies des pays-membres qu’entre ces monnaies et le dollar, le yen ou la livre sterling. La variation mensuelle moyenne du taux de change effectif des monnaies au sein du SME a été de 1,2 % à 1,5 % dans la période 1979-1983 alors qu’elle a été de 2,3 à 2,8 % pour le dollar, le yen et la livre.

Entre 1979 et 1983, si l’on prend le deutschmark pour référence, les fluctuations des taux de change des sept autres monnaies du SME ont été de 0,5 à 0,8 %, alors que les fluctuations du dollar, du yen et de la livre étaient de 2,4 à 2,7 %.

Certes, des réalignements monétaires ont eu lieu assez fréquemment au sein de la Communauté : sept en cinq ans. Le système admet des dévaluations ou des réévaluations des taux de change ; mais il a été à l’origine conçu pour éviter des ajustements de change trop fréquents grâce à une meilleure convergence des politiques économiques. De ce point de vue, son succès n’est pas encore satisfaisant, bien que certains progrès aient été enregistrés au cours des deux dernières années.

En particulier, l’évolution des taux de change au sein de la Communauté depuis 1979 n’a plus sur-compensé les différentiels d’inflation. Il n’y a eu dans les relations de change entre les monnaies de la Communauté ni surappréciation, ni surdépréciation, analogues à celles que l’on a pu observer pour d’autres monnaies qui flottent isolément, et notamment pour le dollar. Le fonctionnement du SME a ainsi permis, à l’occasion des ajustements de change, d’exercer une pression constante en faveur d’une plus grande stabilité des prix.

Ceci tient pour une large part à ce que les décisions relatives aux cours-pivots tendent à devenir des décisions collectives. Alors qu’auparavant les institutions communautaires se bornaient à ratifier des décisions unilatérales, des négociations serrées se déroulent maintenant au sein du Comité monétaire et du Conseil des ministres et évitent des modifications excessives, notamment des « dévaluations de combat ».

Enfin les réalignements tendent à être multilatéraux : pays à monnaie faible et pays à monnaie forte y apportent leur contribution, même si, pour ces derniers, la réévaluation de leur monnaie est parfois un « geste politique » plus qu’une mesure totalement justifiée par des raisons économiques.

Si le Système monétaire européen n’a pas contribué davantage à une plus grande stabilité monétaire, c’est, semble-t-il, pour deux raisons. D’une part, les changements des cours-pivots ont été parfois retardés par des considérations politiques : certains ajustements ont donc dû être effectués « à chaud ». D’autre part, comme l’a souligné la Commission des Communautés européennes, certains pays-membres ont recouru à de larges emprunts sur le marché international des capitaux ; ils ont ainsi évité de recourir aux facilités conditionnelles prévues par le Système. Les arrangements prévus pour le soutien monétaire à court terme et pour le concours financier à moyen terme — qui imposent des engagements de politique économique — n’ont pas été utilisés alors que les crédits inconditionnels à très court terme que se font les banques centrales ont fait l’objet d’importants tirages. Le recours aux « facilités communautaires » pour des raisons de balance des paiements n’a été effectué que par la France en mai 1983 (emprunt de 4 milliards d’ECU).

La seconde conséquence de la mise en place du Système monétaire européen a été de favoriser une plus grande convergence des politiques économiques entre les Etats-membres. Certes la coordination « institutionnalisée » de ces politiques est loin d’être réalisée et ne paraît pas devoir l’être de sitôt. Mais on voit s’établir ce que l’on pourrait appeler une « surveillance » des politiques, au sens où le Fonds monétaire international emploie ce concept pour les taux de change.

Depuis deux ans, par la force des choses souvent plus efficace que la volonté des hommes, les pays membres du SME mettent en oeuvre des politiques tendant à réduire leurs déficits budgétaires, à redresser leurs balances de paiement, à obtenir une évolution plus modérée des revenus et à améliorer la situation financière des entreprises. L’objectif de lutte contre l’inflation et de retour à la stabilité est devenu un objectif accepté par tous. L’avertissement que constitue pour un gouvernement l’affaiblissement de sa monnaie dans un régime de changes stables l’oblige à ne pas éluder les réalités ou à ne pas différer indéfiniment les choix indispensables.

En troisième lieu, la coopération économique et monétaire qui s’est intensifiée par l’intermédiaire du SME a écarté de certains pays la tentation protectionniste que les difficultés internes auraient pu susciter. Certes, droits de douane et contingents n’existent plus au sein de la Communauté, mais on ne peut pas dire que les obstacles non tarifaires aux échanges, comme les normes, l’impossibilité ou la grande difficulté d’obtenir des marchés publics au sein de chaque Etat-membre, aient disparu : il n’y a pas encore de vrai grand marché intérieur au sein de la Communauté. Il aurait été grave que l’augmentation du chômage ou certaines difficultés régionales ou sectorielles ou que de trop graves déséquilibres de balance des paiements eussent conduit à des mesures de sauvegarde intracommunautaires. En même temps que celles-ci étaient écartées, la Communauté pouvait, sur le plan international, éviter de donner un exemple de retour au protectionnisme, qui n’aurait pas manqué de susciter une fâcheuse contagion.

Aujourd’hui en tout cas, les pays membres du SME peuvent effectuer de 40 à 50 % de leur commerce extérieur dans des conditions très favorables de liberté des échanges et de relative stabilité des changes.

Je ne m’étendrai pas sur les déficiences du SME que certains critiques ont mises en relief. Les interventions des banques centrales à l’intérieur des marges ont été pratiquées en dollar, ce qui ne favorise pas la cohésion du système ; mais l’avantage considérable du dollar est qu’il est la monnaie d’intervention par excellence pour une banque centrale et on ne voit pas quelle monnaie communautaire, y compris le deutschmark, pourrait jouer un rôle similaire. On observera cependant que les interventions en monnaies du Système effectuées à l’intérieur des marges ont représenté, sur les cinq années passées, plus de la moitié des interventions.

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[Les grands textes] Problèmes et perspectives du ravitaillement de l’Europe en pétrole

Fondateur de l’ENI – qui a largement contribué à combattre l’oligopole des sept majors du pétrole –, Enrico Mattei a œuvré à une répartition des profits plus favorable aux Etats producteurs qu’aux compagnies pétrolières. Dans cet article, publié dans Politique étrangère no 5/1957 juste après la crise de Suez, il insiste sur le rôle fondamental du Moyen-Orient dans l’approvisionnement de l’Europe en pétrole – donc dans sa compétitivité – et sur la nécessité de redéfinir les rapports entre pays producteurs et firmes concessionnaires. Il explique en particulier que l’ENI et la National Iranian Oil Company ont conclu, au-delà d’un simple contrat d’exploitation, un véritable accord d’association servant leurs intérêts mutuels – le souvenir de la nationalisation de l’Anglo-Iranian Oil Company en 1951 est alors encore récent. Une relecture utile au moment où les besoins énergétiques des puissances émergentes connaissent une forte croissance.

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Le problème énergétique italien

La principale cause du développement limité de l’industrie italienne durant le siècle dernier, a été le manque de charbon et de minerais de fer. A l’heure actuelle notre pays en ressent encore les effets malgré les changements survenus dans les domaines de la technique et de l’économie. Dans l’Italie du Nord, le manque de charbon a été compensé en partie par l’existence de ressources hydro-électriques considérables, mais déjà presque entièrement exploitées.

Cette situation de fait est à l’origine de la grande importance des hydrocarbures dans le bilan italien de l’énergie. Les premières recherches d’hydrocarbures eurent lieu en Italie dès la fin du siècle dernier. Mais l’on n’y consacrait que de faibles moyens, si bien que les initiatives prises finirent par s’enliser. L’Etat intervint entre 1911 et 1925 au moyen d’appuis financiers et de facilités qui n’eurent pas néanmoins l’efficacité voulue, jusqu’à ce qu’en 1926, une fois constatée l’insuffisance de l’initiative privée, il décida la constitution de l’Azienda Generale Italiana Petroli (AGIP).

Durant les années suivantes, l’AGIP conçut, et réalisa un plan bien ordonné de recherches sur tout le territoire national, alors que les particuliers concentraient surtout leurs efforts dans l’exploitation à des profondeurs limitées des gisements de méthane découverts dans le Polesine. Après une série de découvertes d’intérêt mineur, l’AGIP put vérifier pleinement, en mars 1946, la grande importance du gisement de Caviaga. D’autres découvertes se succédèrent à un rythme rapide, ouvrant les perspectives les plus brillantes à la production d’hydrocarbures dans la vallée du Pô. On se trouva placé devant un choix : laisser aux compagnies privées, dont l’intérêt s’était éveillé après le succès de l’AGIP, l’exploitation des ressources en hydrocarbures de la plaine du Pô, ou réserver cette activité à l’Etat qui, à travers sa propre entre prise, avait mené à bonne fin les recherches dans cette zone.

Le législateur adopta la seconde solution, en attribuant à l’ENI, organisme de droit public, l’exclusivité dans la vallée du Pô de la recherche et de l’exploitation des gisements d’hydrocarbures, ainsi que de la construction et de l’exploitation des pipe-lines pour leur transport.

 

La contribution de l’ENI

Les résultats obtenus au cours des années suivantes confirmèrent pleinement la sagesse de cette décision. La production de gaz naturel, qui était de 17 millions de mètres cubes en 1938 et de 64 millions en 1946, s’éleva à 4.465 millions en 1956, dont 4.159 fournis par l’ENI. On prévoit que dans l’année en cours, elle atteindra 5.000 millions de mètres cubes, dont 4.700 produits par l’ENI.

L’apport en pourcentage du méthane au bilan italien de l’énergie— ainsi qu’il ressort du tableau statistique qui figure en annexe — est passé de 0,6 % en 1948 à 13 % en 1956, résultat d’autant plus appréciable que la consommation d’énergie a plus que doublé entre-temps.

La production nationale de pétrole brut, quoique loin de satisfaire les besoins italiens, est elle aussi, en continuel développement. Après la découverte du gisement de Cortemaggiore par l’AGIP en 1948, d’autres découvertes de pétrole ont été faites au cours de ces dernières années dans les Abruzzes et en Sicile, tant par des entreprises privées, que par l’ENI. La dernière en date est celle du gisement de Gela par l’ENI : le premier puits donne 200 tonnes par jour de pétrole brut, deux autres puits sont presque terminés et 5 en cours de forage.

Malgré les progrès accomplis dans le développement des res sources italiennes en matière d’énergie, la couverture totale des besoins dépend, en attendant que l’énergie nucléaire puisse être utilisée, de l’importation d’hydrocarbures.

L’organisme que j’ai l’honneur de présider a en programme, pour les années à venir, une activité intense pour le développement de l’énergie nucléaire, ainsi que pour les recherches d’hydrocarbures à l’étranger. J’estime qu’il est nécessaire d’illustrer ici brièvement les résultats que nous avons déjà obtenus à l’étranger.

En Egypte, la production dans les gisements d’El Belayim et d’Abu Rudeis, atteint un million de tonnes par an, et continue de s’accroître. On prévoit pour 1958 une production de deux millions de tonnes et de trois millions en 1959.

Depuis le mois de juillet de cette année, des chargements de pétrole extrait par l’ENI en Egypte ont commencé a affluer dans les ports italiens à une cadence d’environ 60.000 tonnes par mois qui passeront en 1958 à 100.000-120.000 tonnes ; dans très peu de temps, donc, cette source constituera une contribution importante à la couverture des besoins pétroliers de l’Italie.

Des possibilités encore plus étendues sont offertes par l’accord réalisé par l’ENI avec la Société Nationale iranienne du pétrole (NIOC) dont je parlerai plus loin d’une manière plus détaillée, et qui permettra à l’Italie d’effectuer des recherches pétrolières dans 3 zones intéressantes couvrant au total une superficie d’en viron 23.000 kilomètres carrés. Des initiatives analogues seront entreprises également dans d’autres Etats et d’autres territoires, si la possibilité nous en est offerte et si nous les estimons susceptibles de développements intéressants.

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[Les grands textes] De l’assistance au commerce international

Article publié dans Politique étrangère volume 25, n°4, paru en 1960 – Alors que prennent fin les empires coloniaux, le diplomate René Servoise trace les perspectives des rapports entre les nouveaux Etats décolonisés et les pays industrialisés pour la décennie 1960. Il appelle à une meilleure concertation entre les bailleurs d’aide internationale et à la consolidation d’instances réunissant donateurs et bénéficiaires. Sur le long terme, l’auteur souligne le risque que le développement des pays du Sud, et leur concurrence avec le Nord, ne les conduise à rejoindre le bloc communiste ou à adopter des régimes totalitaires, à l’instar du Japon trente ans plus tôt. Enfin, il enjoint aux élites occidentales de se saisir de cet enjeu majeur des rivalités Est/Ouest. Si le contexte est aujourd’hui radicalement différent, les relations économiques entre l’Occident et le reste du monde continuent bien d’osciller entre concertation et concurrence.

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La période d’après guerre prend fin aux environs de 1960. Le monde a pansé ses blessures ; avec le temps, les animosités s’estompent entre anciens adversaires, les économies repartent, prospères.

Comment aborder la décennie 1960-1970 ? Les problèmes qui furent à l’origine du précédent conflit sont oubliés, d’autres surgissent. C’est la rencontre de deux moments : la fin des empires coloniaux et la fin de la prépondérance américaine.

Le phénomène colonial a-t-il été une exploitation des peuples ou, plus simplement, une phase de la mise en valeur de la planète, les pays occidentaux ne trouvant pas en face d’eux des partenaires avec lesquels ils eussent pu commercer ? Le fait colonial se transformant, permet aux colonisés d’hier de déboucher sur des niveaux de vie supérieurs grâce à la maîtrise des techniques occidentales : c’est vraisemblablement ce que l’histoire retiendra.

Cependant, le thème de la lutte des classes à l’intérieur d’une nation a été habilement transposé sur le plan mondial et les cadres de l’analyse marxiste sont offerts aux peuples souhaitant s’affranchir de leur situation coloniale. Ces thèses permettent aujourd’hui à M. Khrouchtchev, au cours de voyages éclairs, d’évoquer la « dette » contractée par les nations occidentales vis-à-vis des peuples sous-développés, l’enrichissement des premiers étant la cause du sous-développement des seconds.

Quel que soit le jugement de valeur porté sur l’ère coloniale, son déclin est un fait, et avec la naissance de nouveaux Etats, apparaissent des problèmes nombreux et complexes. Comment organiser l’économie de ce nouveau monde ? Sur quelles bases établir les relations entre les pays industrialisés et ceux qui (bien qu’indépendants) demeurent sous-développés ? La disparition d’un cadre et de circuits économiques n’a pas pour autant créé un nouvel ordre ; et, tandis que ces dernières années ont vu s’effectuer la décolonisation — tâche négative —, un problème positif, l’édification d’un monde neuf se pose aux générations actuelles. En outre, l’époque coloniale se termine au moment où prend fin le leadership des Etats-Unis. La disparition du monopole de fait exercé par les Etats-Unis dans le monde occidental depuis 1945 et la réapparition des nations européennes changent les données du problème.

L’année 1960 voit en effet se clore la période où les Etats-Unis, nouvel Atlas, supportaient à eux seuls l’économie du monde libre. Un nouveau pôle de développement, l’Europe, réaffirme sa puissance au moment même où les Etats-Unis découvrent que le « dollar gap » peut désigner le déficit de leur propre balance des comptes. De 1951 à 1957, le solde positif américain en marchandises et en services a été compensé par des dons et prêts du gouvernement. Mais, dès 1958 la situation est inversée et les années 1958-1959 voient un déficit global de sept milliards de dollars et des sorties d’or correspondant à la moitié de cette somme.

La réapparition de l’Europe occidentale et du Japon comme partenaires et concurrents économiques est due en grande partie à la hardiesse de vues et à la générosité des Etats-Unis. Si la période 1918-1933 a été radicalement différente dé celle que nous avons vécue au lendemain de la 2e guerre mondiale, nous le devons au Plan Marshall. Ce plan a permis à l’Europe de se rééquiper et les niveaux de vie dont jouissent aujourd’hui les Européens ont pour origine le discours du général à Harvard en 1947.

Dès lors, devant une telle réussite, au moment où le fardeau de l’aide au tiers monde devient pesant aux Etats-Unis, pourquoi ne pas tenir ce raisonnement : ce que les Etats-Unis ont accompli pour l’Europe et le Japon, l’Occident (et le Japon) doivent aujourd’hui le faire pour le monde durant les années 1960-1970. L’optimisme aidant, l’on espère ainsi résoudre le problème du sous-développement et d’une pierre faire deux coups : trouver également une parade au défi soviétique inscrit dans le cadre de la « coexistence compétitive ».

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[Les grands textes] Le système mondial : réalité et crise (Marcel Merle, 1978)

En 1978, Marcel Merle publie un texte sur la gouvernance internationale dans Politique étrangère, no 5/1978. Ce texte est issu de l’exposé présenté lors du colloque franco-iranien des 4 et 5 juillet 1978 au Centre d’études de politique étrangère. Il est paru simultanément dans la Revue de Relations internationales publiée par le Centre des hautes études internationales de l’Université de Téhéran.

Marcel Merle (1923-2003), agrégé de droit public en 1950, consacre sa thèse au procès de Nuremberg. Dans plusieurs de ses ouvrages, il insiste notamment sur la nécessité de ne pas limiter les relations internationales aux seuls rapports entre États, et s’intéresse à la décolonisation et à la montée en puissance de nouveaux acteurs. Auteur de Sociologie des relations internationales (1974), il ouvre la voie à l’étude des nouvelles relations internationales. Il prend la direction de l’Institut d’études politiques (IEP) de Bordeaux, avant d’enseigner à l’IEP de Paris et à l’Université de Paris I, où il est nommé professeur émérite. Son dernier ouvrage publié est : La Politique étrangère (Paris, PUF, 2005).

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Ce bref exposé introductif n’a pas d’autre objet que de planter le décor qui doit servir de toile de fond à nos débats. Il ne prétend nullement présenter un tableau exhaustif ni, surtout, définitif de la situation mondiale. Mais il permettra peut-être, par les réactions qu’il provoquera, de dégager le minimum d’accord nécessaire à l’interprétation correcte des problèmes locaux ou régionaux qui intéressent plus directement les participants au colloque.

Les réactions à prévoir sont d’autant plus normales que le point de vue présenté en guise d’introduction sera forcément empreint de subjectivité. Contrairement à une opinion assez répandue, le point de vue de Sirius n’existe pas. Existerait-il, qu’il serait d’ailleurs partiel et falsifié puisqu’il ne pourrait prendre en compte ce qui se passe du côté de la « face cachée de la terre ». Tout observateur est situé, topographiquement, politiquement et idéologiquement, quels que soient ses efforts en vue d’atteindre l’objectivité. Le seul point commun entre tous les participants réside dans la simultanéité des points de vue. Mais la coïncidence dans le temps ne suffira certainement pas à abolir la diversité des appréciations. Cette diversité constituant une richesse, il importe que les propos émis au début du colloque ne soient pas traités comme des conclusions mais comme des propositions à débattre.

Pourquoi placer ces réflexions sous le vocable de « système » ? La question n’est pas indifférente. Pour qualifier le même exercice, on se serait contenté, autrefois, de parler d’analyse de situation. Dans une certaine mesure, il est vrai que l’utilisation du terme de système constitue une certaine concession à la mode : chacun sait que la théorie des systèmes connaît actuellement une grande vogue, et certains croient pouvoir, en se parant de ce vocable, donner plus de poids à leurs opinions. S’il ne s’agissait que de cela, mieux vaudrait renoncer à l’usage d’un terme qui n’aurait pas d’autre valeur que celle d’une étiquette ou d’une couche de peinture. Dans mon esprit, le terme de système est un outil de travail qui a déjà le mérite de nous dispenser d’utiliser d’autres concepts beaucoup trop ambitieux (comme celui de « société internationale ») ou beaucoup trop vagues (comme celui de « relations internationales »). En dehors de cette vertu négative, le terme de système a l’avantage de nous astreindre à rechercher, dans la confusion que nous offre le spectacle de la réalité, un minimum de cohérence dans la configuration des forces et dans le mode de fonctionnement des relations entre ces forces.

À partir de cette incitation, il est possible d’établir rapidement l’existence d’un système international pour mieux analyser ensuite la nature et la signification de la crise qui affecte actuellement la vie de ce système.

 

I. La réalité du système mondial

On entend généralement par « système » un ensemble de relations entre un nombre déterminé d’acteurs, placés dans un environnement spécifique et soumis à un mode de régulation adéquat. Cette définition abstraite est évidemment susceptible de nombreuses applications. Dans quelle mesure le concept de « système » est-il applicable aux relations internationales, autrement dit pourquoi et en quel sens est-on fondé à parler d’un « système mondial » ?

Pour répondre à cette question, il est important d’observer que le qualificatif (mondial) compte autant que le substantif (système).

La première innovation réside, en effet, dans un changement d’échelle. On parlait autrefois, sans apporter beaucoup de rigueur à la définition, de « système européen » ou « bismarckien », etc. Si l’on est en droit, aujourd’hui, de parler de système « mondial », c’est essentiellement à cause des bouleversements apportés dans les relations internationales par le progrès technique et, notamment, par l’accélération des communications qui a eu pour effet de réduire, sinon d’abolir, les obstacles traditionnels du temps et de la distance. Deux exemples en apporteront la preuve. Dans le domaine de l’information, les communications sont désormais quasi-instantanées, grâce à la radio et à la télévision dont les émissions peuvent être diffusées et captées sur toute la surface du globe par l’intermédiaire des satellites géo-stationnaires. Dans le domaine de la stratégie, le perfectionnement atteint par les missiles permet aux projectiles les plus puissants d’atteindre, sans grand risque d’être interceptés, les objectifs les plus éloignés en moins d’une demi-heure. L’espace ne peut donc plus être découpé en théâtres d’opérations séparés ; virtuellement, la planète constitue un champ stratégique homogène, dont toutes les parties sont interdépendantes.

Ces deux exemples suffisent à montrer l’ampleur des innovations imputables au progrès technique. Ces changements sont constitutifs d’une situation qui est dépourvue de tout précédent historique. Il n’existe donc pas de point de comparaison à partir duquel nous pourrions traiter, sur la base de l’expérience acquise, les problèmes internationaux de notre temps. C’est pourquoi le recours à la notion de système peut nous aider à décrypter le type de relations dans lequel nous sommes désormais impliqués.

Mais encore faut-il se garder, pour qu’une telle démarche reste féconde, de toute application mécanique de la théorie des systèmes. Plutôt que de rechercher des analogies factices, il importe de dégager les caractères spécifiques d’un système international qui représente, à beaucoup d’égards, un système original et sans équivalent.

Le système mondial est d’abord un système unique, en ce sens qu’il englobe, par hypothèse, l’ensemble des relations internationales et qu’il ne comporte pas, contrairement aux systèmes partiels ou régionaux qui l’ont précédé, d’alternative. Certes, l’équilibre et les règles de fonctionnement de ce système peuvent connaître (et connaîtront certainement) des modifications substantielles ; mais ces modifications se produiront désormais à l’intérieur du système mondial et ne proviendront pas de l’irruption d’autres acteurs ou d’autres facteurs que ceux qui se trouvent déjà compris dans le système.

De l’universalité des rapports compris dans les limites du système il résulte une seconde caractéristique qu’on peut qualifier de « clôture » : pour utiliser le vocabulaire de l’analyse systématique, on peut dire que le système mondial est dépourvu d’environnement externe. Cela signifie que les contradictions inévitables que comporte le fonctionnement de tout système ne pourront pas être exportées, mais qu’elles se trouveront renvoyées à l’intérieur du système, dont les tensions se trouveront ainsi aggravées. Par là, le système « mondial » se distingue des systèmes internationaux partiels (comme le système européen des siècles passés) qui fonctionnaient avec une marge de sécurité. Cette marge était constituée par l’espace sur lequel les acteurs du système n’exerçaient pas de contrôle direct et dans laquelle ils pouvaient trouver les ressources nécessaires à alimenter leurs propres querelles ou à solder le compte de leurs différends.

La troisième caractéristique du système mondial est sa complexité. Celui-ci tient au fait que ce système est, par hypothèse, la somme ou la récapitulation de tous les sous-systèmes qui le constituent. Aucun autre système n’atteint, par définition, un tel degré de complexité.

Mais ce système est aussi hétérogène, dans la mesure où ses éléments constitutifs sont d’une extrême diversité. Il comprend bien entendu des Etats, mais des Etats très différents par leur taille, par leur puissance, par leur richesse et par la multiplicité des combinaisons qui les unissent entre eux. Il comprend aussi des organisations internationales et des forces transnationales parmi lesquelles figurent aussi bien des Eglises que des firmes multinationales ou l’opinion publique.

Enfin, ce système présente l’inconvénient majeur d’être dépourvu de mode de régulation adéquat, au moins sous la forme d’un pouvoir institutionnalisé et doté d’une autorité effective. A cet égard, nous restons toujours dans l’« état de nature », tel que Hobbes et ses disciples l’avaient imaginé. Certes, l’anarchie qui en résulte peut être compensée par différents mécanismes, tels que l’équilibre des forces ou la coopération internationale. Mais ce ne sont là que des palliatifs dont l’efficacité totale n’est jamais garantie. Le risque d’une explosion du système demeure donc permanent.

C’est à partir de ces caractéristiques qu’on peut essayer d’analyser la crise qui affecte actuellement les relations internationales.

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