Catégorie : Sélection d’archives Page 40 of 41

Les articles rédigés par de grands noms au cours des 75 ans d’existence de PE

[Les grands textes] L’Algérie ou les faux dilemmes (Jacques Berque, 1956)

Jacques Berque, orientaliste né en Algérie en 1910, est élu au Collège de France en 1956, date à laquelle il publie cet article dans Politique étrangère. Il y esquisse des pistes permettant d’empêcher l’escalade de la guerre d’Algérie qui fait alors rage. Il plaide pour une reconnaissance par la France de la « vocation nationale » de l’Algérie. La France assurerait la phase transitoire permettant d’organiser « les structures propres à sauvegarder la cohabitation et la coopération » de tous les habitants d’Algérie.

 

***************

La crise algérienne divise là France entre partisans de la violence ou de la négociation. On nous propose de combattre sans nous dire en vue de quoi, ou de traiter sans dire sur quoi. Sans doute, ces incertitudes traduisent-elles une juste émotion. Vous optez pour l’une ou pour l’autre attitude, selon qu’en vous prévaut l’horreur de l’attentat ou celle de la répression. Vous optez aussi entre deux raisons, mais ce ne sont que deux instincts : celui de préserver, sur cette terre algérienne, ce que nous y avons mis de notre être, ou celui d’approuver, dans l’adversaire du moment, l’élan vers cette liberté qui nous tient, en quelque sorte, par obligation de famille. De façon plus calculée, les uns pensent que la force, les autres que la concession sera plus propre à « sauver ce qui peut être sauvé ». Ces attitudes sont toutes deux légitimes. Je ne leur reproche pas d’être contradictoires, de se laisser dominer à l’excès par la tendance ou l’événement. Je ne veux les juger et, partant, décider entre elles que sur l’argument de leur adhérence au réel, donc de leur valeur constructive.

L’Algérie, vue de près, est chose vivante et vivace. Une chose sans commune mesure avec l’expérience coloniale s’y consomme. Une synthèse y est en marche. On ne sait ce qui viendrait s’y substituer si l’ordre français venait à disparaître. Le spectacle de certains autres pays n’est pas, il faut le dire, rassurant à cet égard. Voilà ce que ressentent, d’emblée, le jeune soldat, convié à des risques sans panache ; le fonctionnaire, syndic aliste d’origine, socialiste et antimilitariste de jadis. Ils se laissent, au bout de peu de temps, convertir par Alger à ce qu’ils y constatent : à tout le moins une existence qui a le mérite d’exister. Dans la lutte, un vieil esprit de conquête se réveille. Au mieux, on se dit qu’en toute hypothèse il faut défendre la jeune fille sur le pas des portes, le consommateur des petits bars ; qu’il faut que les trains arrivent et que les écoles fonctionnent. La « présence » de l’Algérie est assez puissante pour former (ou déformer) en quelques mois l’intellectuel métropolitain. Cette « présence » est un fait, qu’une rapide association d’idées identifie à la prépondérance française. Et voilà comment on passe à la répression. On ne cherchera plus qu’à prolonger ce siècle de prépondérance, mais sans savoir vers quoi, ni comment. Et de justes sensations vous mènent à l’absurde. L’un se réclame, paradoxalement,du collège unique qui submergera les non-musulmans ; l’autre promet le rétablissement de la démocratie après la répression. Démocratie dont le premier geste serait d’exiger cette indépendance que vous voulez exclure.

Ce que je trouve sous ces arguties peu convaincantes, c’est un recours à l’élémentaire : instinct de conservation, respectable en soi ; préférence donnée aux faits, même iniques, sur l’inconnu : et sans doute serait-elle valable si elle tablait sur tous les faits à la fois. Chez les insurgés, même recours à l’élémentaire. Le terrorisme n’est pas seulement l’arme de ceux qui manquent d’aviation. Il n’est pas seulement l’accompagnement — hélas combien attendu ! — de toute révolte rustique. II est aussi descente dans les profondeurs : ces môles antiques de cruauté ne sont jamais très loin tains en Afrique du Nord. Ils resteront toujours sous-jacents à la civilisation tant qu’une éducation des masses ne les aura pas définitivement abolis. Le moment n’est pas venu de chercher le responsable. Car les responsabilités remontent très haut dans le temps. Elles tiennent non seulement aux carences du dernier siècle, mais à certains traits, d’une certaine histoire, dans un certain pays. Quoi qu’il en soit, la lutte pour l’émancipation devient guerre sainte. L’avancement, le laïcisme tellement remarquables des Algé riens — leur privilège dans le monde de l’Islam — s’oblitèrent. Leur république combat avec les méthodes des Chouans plus qu’avec celles des Bleus.

C’est que le nationalisme a dû, dans l’exaltation du combat, et aussi du fait des conditions inhérentes au pays, rappeler ses démons. Nous, les nôtres. Ce sont des alliés déformants. Entre la revendication politique et le ressentiment barbare qui la soutient, entre le droit français et la violence qui le protège, personne plus, au fond, ne distingue. Le primitivisme l’emporte. De part et d’autre, le recours à ces «démons», dont parlait Dostoïewski, ensanglante et déshonore le débat.

De ces excès rivaux, l’horreur est si forte que vous ne pouvez en détourner votre regard. Personne, ou presque personne, dans l’opinion, n’ose affronter ensemble les deux réalités. Celui qui dénonce, justement, des excès policiers oublie de parler des explosions d’un dimanche après-midi. Et vice versa. Chaque camp fait circuler, en France comme à l’étranger, ces photographies que nous dirions sadiques si elles ne reflétaient une trop concrète réalité. Une vague de sentiment submerge l’option réfléchie. Elle vous entraîne aux dilemmes mortels : tuer ou partir, exterminer ou être exterminé, dompter sauvagement ou perdre l’Algérie. Lorsque l’on en arrive à ces dilemmes, il n’y a plus de solution escomptable. Un flot animal submerge non seulement les combattants de la base, mais, corrélativement, suscite, chez les dirigeants, une lutte de traquenards, de coups de tête, d’invectives.

Je ne renvoie pas les adversaires dos à dos. Ce serait prétention inhumaine, honteuse. Il ne peut y avoir, dans cette guerre, d’ « au-dessus la mêlée ». J’ai, comme tout autre, mon choix, qui m’engage. Mais ne pouvons-nous surmonter la passion ? Ne pouvons-nous revendiquer les droits de l’analyse ? Sauvons-nous un instant de ce bain dans l’élémentaire, de ce bain de sang et de boue, pour essayer de voir clair.

A bien examiner ce siècle — et plus — de construction franco-algérienne, on s’avise que la personnalité de ce pays était depuis longtemps entrée dans les mœurs. Seulement, cette reconnaissance ne valait que pour une classe de « prépondérants », composée surtout d’Européens d’origine et de leurs associés musulmans. L’idée d’une synthèse en cours, d’une entité en marche, a plus ou moins consciemment dominé toutes les évolutions depuis au moins un demi-siècle. Certes, on n’en tirait pas les conséquences : assimilation, par exemple, bien qu’on s’en réclamât. Et encore moins l’idée d’une émancipation fût-elle lointaine.

Mais, d’après le statut lui-même, le seul jeu des promotions sociales devait, à brève ou longue échéance, faire passer dans le « premier collège », de citoyenneté plénière, tout le contenu du « second collège ». Cette perspective, encore que rarement envisagée de front, ressort impérieusement des textes. Ce qui se profilait au terme, c’était une « collectivité », métropolitaine certes, mais dominée de plus en plus par des éléments d’origine arabe ou berbère. On ne sait si le législateur avait dans l’esprit une telle échéance : elle découle en tout cas de son texte et l’on pourrait même, avec le secours de la démographie et de la statistique, lui fixer un terme approximatif.

En somme, bien que le législateur et, mieux encore, l’instinct français eussent impérieusement tenu à préserver, sur le plan gouvernemental, l’initiative métropolitaine, ils avaient reconnu ce particularisme du pays ; et si, dans le dernier stade, ce particularisme sauvegardait, par des mécanismes fort complexes, la prédominance de l’élément français d’origine, ou présumé assimilable, il laissait prévoir à terme que celui-ci serait tôt ou tard submergé par l’évolution. L’Algérie passerait alors — à bien regarder les choses — sous une gestion à prépondérance musulmane.

Lire la suite de l’article sur Persée (PDF)

[Les grands textes] Pour la paix en Palestine (R. Montagne, 1938)

Robert Montagne, officier proche de Lyautey devenu professeur au Collège de France, a été témoin des prémices de la « Grande Révolte arabe » de 1936 – 1939 qui secoua la Palestine mandataire. Dans cet article publié dans Politique étrangère en 1938, il analyse les raisons de l’opposition fondamentale divisant les arabes – que jamais il ne nomme « Palestiniens » – aux sionistes, puis esquisse des pistes qui auraient peut-être permis d’éviter l’escalade de la violence. Un texte à relire à l’heure où les Israéliens s’apprêtent à célébrer l’anniversaire de l’indépendance de leur Etat et où les Palestiniens se préparent à commémorer la « Nakba ».

***************

De tous les lieux du monde, Jérusalem est sans doute celui qui parle le mieux au cœur et à l’intelligence de l’homme. Nulle part ailleurs l’esprit ne s’élève plus aisément au-dessus de l’agitation stérile des sectes, de la rivalité des religions et du conflit des nations pour participer à une sagesse dédaigneuse des modes éphémères de la pensée.

C’est qu’il suffit en effet de se placer devant le spectacle de la ville sainte pour embrasser un immense paysage d’histoire. Et dans ce cadre qu’environnent des millénaires, les luttes dans lesquelles s’épuise chaque jour notre civilisation reprennent leur échelle minuscule. Gomme du sommet d’une haute montagne d’où l’on apercevrait la source de trois grands fleuves, nous évoquons, en effet, ici, tout à là fois l’histoire d’Israël en Judée, son exil et sa dispersion parmi les nations de l’univers, le triomphe du Christianisme sur les ruines de Rome, et enfin l’expansion puissante de l’Islam sorti à son tour de ce sol d’Arabie pour conquérir l’Afrique et l’Asie. Tous ces grands événements qui ont déterminé la marche de notre civilisation ont eu leur origine sur cette terre où est né le culte du Dieu unique. Il est cependant une contradiction qui nous étonne. L’âme qui veut se recueillir à Jérusalem domine tout naturellement à la fois l’histoire et la philosophie du vieux monde, et s’élève à considérer l’humanité selon des principes éternels. Comment expliquer alors que la Palestine soit devenue depuis vingt ans une sorte de champ de bataille où se heurtent sans merci deux nationalismes hostiles, celui des Juifs et celui des Arabes ? Comment ne parvient-on pas à réprimer ces troubles marqués depuis deux ans par des attentats journaliers ? Il semble qu’une méditation plus attentive devant les spectacles à la fois tragiques et émouvants qui nous sont offerts en « terre sainte » pourrait nous aider à découvrir la solution équitable des conflits présents. Peut-on concilier en Palestine les aspirations les plus élevées et les intérêts essentiels des deux peuples que le destin de l’histoire met aux prises sur le sol consacré par les trois grandes religions de l’humanité ? Ou bien l’Europe chrétienne, qui détient encore sur cette terre la puissance, restera-t-elle incapable de faire face à des événements qui, peut-être demain, précipiteront son propre destin ? C’est à cette double question que cette étude voudrait répondre.

La nouvelle Jérusalem en 1936

Je fus témoin, en avril 1936, du début des troubles de Jérusalem qui, depuis cette date, n’ont plus cessé d’ensanglanter le pays. Dans un même cortège, Arabes chrétiens et musulmans confondus clamaient inlassablement en scandant leurs mots, comme le font les foules orientales en révolte, leur volonté de voir arrêter l’émigration en Palestine des Juifs d’Europe chassés par Hitler. J’avais hâte, en sortant de la ville, de retrouver l’atmosphère de sérénité qui enveloppait naguère les Lieux Saints. Il suffisait pour cela de franchir les remparts et de gravir la montagne des Oliviers, d’où Jésus pleura sur « la ville qui tue les Prophètes ». A peine franchi le torrent du Gédron pour arriver au couvent russe de Gethsémani, le bruit de la cité devenait imperceptible. On retrouvait, en jetant les yeux sur la ville, l’émouvant décor si chargé de souvenirs qui semblait avoir atteint au siècle dernier sa forme définitive, lorsque l’Islam et la chrétienté étaient parvenus, après un long combat, à fixer leurs positions respectives.

La mosquée de la Sokhra, construite depuis onze siècles au milieu de l’ancien parvis du Temple, affirme la prise de possession par l’Islam du rocher d’Abraham que Mahomet, mystérieusement ravi, monté sur Boraq, a visité pendant la nuit de l’Isra. Tel était le sanctuaire avant les Croisades, tel il est aujourd’hui. A peine le réformisme musulman de notre temps, plus préoccupé de politique que de méditation et de science, jette-t-il au bord de l’immense place dallée l’ombre courte du collège secondaire, élevé par le Grand Muphti. Au delà de l’esplanade s’élèvent les tours des églises de toutes les sectes et de toutes les nations, dont les cloches sonnent à leur tour, comme pour affirmer l’une après l’autre les droits précis qu’elles ont acquis sur quelque portion définie des sanctuaires. C’est l’heure à laquelle, le samedi, les vieux Juifs pieux, en caftan et chapeau de feutre, se rassemblent pour pleurer, comme le veut la tradition, entre les jointures des pierres du rempart sacré. Un seul changement apparent : la présence d’ouvriers juifs en visite qu’animent des sentiments mélangés de curiosité et d’orgueil, cachés derrière un masque fanfaron d’impiété.

Au premier abord, presque rien n’a donc changé dans l’équilibre des forces. Un pèlerin ignorant des troubles de l’Orient d’aujourd’hui se demanderait sans doute ce que signifie l’étrange spectacle des manifestants arabes, chrétiens et musulmans rencontrés dans la rue, à la sortie d’une mosquée, où ils ont tenu ensemble des discours enflammés. Mais notre spectateur mal informé, pour mieux comprendre le sens des cris du cortège et le motif des coups de feu de l’émeute entendus dans la ville basse, n’a qu’à gravir avec nous les pentes, jusqu’au Rocher de l’Ascension, et à embrasser dans tout son développement l’aspect de la Jérusalem nouvelle. De ce sommet élevé, tout s’éclaire en effet.

Dans la brume ensoleillée brille, au fond de la vertigineuse cuvette de la Mer Morte, la tache blanche des sels de potasse exploités par un concessionnaire juif ; puis les sommets des collines pierreuses de la Judée apparaissent à l’horizon, couronnés par des plantations obstinées d’arbres fruitiers, créées depuis peu par des Haloutzim, qu’aucun effort ne rebute. L’immense quartier juif s’avance comme une armée puissante venue de l’Ouest et semble marcher en pointe vers la porte de Jaffa. Enfin, au milieu des pins, sur le sommet du Mont Scopus, repose la silhouette massive, recueillie, énigmatique aussi de l’Université Hébraïque, avec ses dix Instituts, son immense bibliothèque, son théâtre en plein air. Mystérieux laboratoire où s’élabore, loin des persécutions, une nouvelle conscience juive, qui, plus que jamais, aspire à être universelle. Déjà, dans le nouveau municipe de Jérusalem, les Juifs ont acquis, depuis quelques années, une imposante majorité numérique. A la faveur des troubles, nous savons qu’ils luttent aujourd’hui pour obtenir, en fait, la direction des affaires publiques de la Cité. Dans les quartiers modernes, ils ouvrent chaque jour de nouveaux magasins, toujours plus luxueux et mieux approvisionnés de tout ce que l’Occident invente et fabrique. Dans tout le pays, plus de 400.000 sionistes travaillent sans trêve à conquérir la terre, équiper des usines, imprimer en hébreu moderne les informations de presse, les chefs-d’oeuvre de la littérature, et les travaux des savants juifs. Tel-Aviv a désormais son port; une flotte de commerce se crée. En un mot, un État juif se fonde.

Lire la suite de cet article sur Persée

[Les grands textes] L’évolution de la doctrine stratégique aux Etats-Unis (H. Kissinger, 1962)

A l’époque où ce texte est publié dans Politique étrangère (n°2, 1962), Henry Kissinger dirige le programme sur les études de Défense à Harvard. Il est marqué par la crise de Berlin qui s’est déroulée en 1961 et cherche à convaincre les Français que leur pays n’est pas en mesure de se défendre seul contre l’Union soviétique, malgré l’acquisition par la France de l’arme nucléaire en 1960. Il plaide pour un rôle renforcé de l’OTAN et pour une mutualisation des moyens nucléaires au sein de cette organisation. Kissinger ne mentionne pas une seule fois la guerre d’Algérie qui, en 1962, touche pourtant à sa fin. Il est obnubilé par le facteur nucléaire, comme s’il pressentait que quelques mois après la publication de ce texte, les Etats-Unis et l’URSS se retrouveraient au bord de l’affrontement nucléaire, à l’occasion de la crise des missiles de Cuba.

***************

Depuis que je suis à Paris, après cinq semaines passées en Orient, j’ai eu de nombreuses conversations avec des amis français et je dois avouer que je suis frappé par l’étendue du désaccord et de l’incompréhension qui se sont développés entre nos deux pays. Je ne prétends pas fixer les responsabilités de cet état de choses. Je crois cependant qu’étant donné le temps que nous vivons, on ne peut concevoir d’avenir pour l’Occident sans la plus étroite collaboration entre les Etats-Unis et la France. Je ne puis concevoir que l’un ou l’autre de nos deux pays puisse se développer sans l’autre. Je crois que ni l’un ni l’autre de nos deux pays ne pourra éviter la destruction, si l’autre est détruit Je pense que les dangers auxquels nous aurons à faire face ne seront pas seulement le fait de l’Union soviétique ou de la Chine communiste. Je crois qu’au cours des dix ou quinze années qui sont devant nous, toutes les nations occidentales devront tenir compte d’une menace très sérieuse de la part de nouvelles nations, menace qui doit être étudiée avec le plus grand sérieux. Dans ces conditions, nous ne disposons pas de tant de ressource que nous puissions nous permettre de mener entre nous de guerre civile intellectuelle.

Telle est ma conviction personnelle et en conséquence tout ce que je dis doit être interprété comme venant de quelqu’un qui aimerait voir une France forte et la plus étroite relation entre nos deux pays.

Considérons maintenant les problèmes stratégiques qui ont suscité entre nous un certain malentendu. J’exposerai d’abord comment j’interprète la pensée américaine sur l’OTAN et comment la doctrine américaine envisage les divers efforts pour créer des forces nucléaires nationales. La doctrine stratégique américaine et en vérité la situation stratégique à laquelle elle s’appliquait, ont passé par trois ou quatre phases distinctes. La première est la période pendant laquelle les Etats-Unis possédaient le monopole de l’arme atomique et le monopole des moyens de transport de l’arme. Dans la seconde période, les Etats-Unis ne possédaient plus le monopole de l’arme nucléaire mais continuaient pratiquement à posséder le monopole des moyens de transport de l’arme. Dans cette seconde période, les Etats-Unis auraient probablement pu remporter la victoire dans une guerre générale, soit en frappant les premiers avec les armes nucléaires (first strike), soit en frappant les seconds (second strike). Les forces de représailles des Etats-Unis étaient techniquement parlant invulnérables alors que les forces de représailles soviétiques étaient techniquement parlant vulnérables.

Lire la suite de l’article sur Persée

[Les grands textes] Vue d’ensemble de la stratégie (A. Beaufre, 1962)

Alors que les armées françaises mènent des opérations sur plusieurs théâtres (Afghanistan, Côte d’Ivoire, Libye, Liban, Tchad, etc.), nous republions un texte d’un des principaux penseurs militaires de la seconde moitié du XXème siècle: André Beaufre. Le général Beaufre, qui a notamment commandé le corps expéditionnaire français lors de l’intervention de Suez en 1956, est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence. Son Introduction à la stratégie, parue en 1963, est devenue un classique. En 1962, Politique étrangère en publiait le premier chapitre. A relire sans modération… .

 

 

Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nombreux sont ceux qui font de la stratégie plus ou moins inconsciemment. Mais à la différence de M. Jourdain, il est plus difficile de faire de la bonne stratégie que de la prose, d’autant plus que, si le nom de stratégie est souvent employé, les réalités qu’il recouvre sont généralement ignorées. C’est certainement l’un des termes courants dont le sens est le moins bien connu.

Les raisons de cette ignorance sont diverses : ce vieux mot n’a désigné longtemps que la science et l’art du commandant en chef, ce qui évidemment ne concernait vraiment qu’un très petit nombre de gens. Cette connaissance se transmettait de façon plus ou moins ésotérique à chaque génération par l’exemple que donnaient les chefs en renom, un peu comme les « tours de main » des maîtres des différents métiers. Gomme la guerre évoluait lentement, cette façon de faire assez empirique donnait dans l’ensemble satisfaction, bien que la guerre fût infiniment plus complexe que l’architecture par exemple.

Dans les périodes d’évolution par contre, l’application des tours de main traditionnels s’avérait inefficace. La conduite des opérations mettait alors en évidence des énigmes apparemment insolubles. Cette faillite posait publiquement le problème stratégique du moment à l’ensemble des élites et non plus seulement au Prince ou au Maréchal. A chacune de ces périodes, il en résultait un mouvement intellectuel relatif à la stratégie dont d’ailleurs le sens profond a toujours été conforme au génie de l’époque. La Renaissance a cherché dans Végèce et dans les historiens anciens les secrets de la guerre nouvelle ; le XVIIIe siècle tirera de la raison pure le système de pensée que Napoléon appliquera si magistralement ; le XIXe siècle encore étonné des succès de Napoléon croira y trouver la solution de ses problèmes mais bâtira, surtout avec Clausewitz, une grande théorie philosophico-sociale intermédiaire entre Kant et Karl Marx, dont les interprétations romantiques n’ont pas été étrangères à la forme outrancière des guerres du XXe siècle.

Cependant au XXe siècle, siècle des grandes mutations, la stratégie subit une grave éclipse à un moment capital : la stabilisation de 1914-1918 est jugée comme « la faillite de la stratégie » alors qu’elle ne représente que la faillite d’une stratégie. En France surtout, (mais la France exerce à ce moment une influence considérable) la stratégie apparaît comme une science périmée, une façon d’envisager la guerre qui ne cadre pas avec l’évolution, laquelle paraît donner la préséance au matériel sur les concepts, aux potentiels sur la manoeuvre, à l’industrie et à la science sur la philosophie. Cette attitude d’apparence réaliste conduit à considérer les « stratèges » comme des attardés prétentieux et à concentrer les efforts sur la tactique et le matériel, au moment précis où la rapidité de l’évolution eût requis une vision d’ensemble particulièrement élevée et pénétrante que seule la stratégie pouvait procurer. Le résultat, c’est la défaite militaire de la France mais aussi la victoire incomplète de l’Allemagne, dues toutes deux à des appréciations erronées parce que trop étroites.

Lire la suite de l’article sur Persée

Page 40 of 41

Fièrement propulsé par WordPress & Thème par Anders Norén