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L’Allemagne, la Libye et l’Union européenne

L’abstention allemande face à la résolution 1 973 du Conseil de sécurité des Nations unies découle des fondamentaux mêmes de la politique étrangère du pays. L’UE a néanmoins démontré dans la crise libyenne sa capacité à adopter des politiques communes en matière de sanctions et dans le domaine humanitaire, avec engagement allemand. Le développement de la Politique de sécurité et de défense de l’UE ne peut se faire qu’autour de missions militaires de faible ou de moyenne intensité, et avec accord entre Paris et Berlin. Article publié dans Politique étrangère n° 2/2011.

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L’abstention allemande lors du vote de la résolution 1 973 du Conseil de sécurité des Nations unies sur la Libye le 17 mars 2011 a suscité beaucoup d’irritation. La presse nationale et internationale a abondamment parlé de l’isolement de l’Allemagne et d’un manque de solidarité entre alliés. Les désaccords des Européens ont été analysés comme un échec de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et rapprochés de la défaillance européenne face à la guerre en Bosnie2. On tentera ici d’ana- lyser plus avant ces deux reproches.

 

La « culture stratégique » : un cadre d’analyse nécessaire

Les décisions d’intervention ne dépendent pas seulement de l’analyse de la conjoncture internationale ou des capacités militaires ; elles sont surtout déterminées par des aspects culturels, normatifs et éthiques, qu’une analyse en termes de «culture stratégique» permet d’appréhender. Dans un premier temps, la littérature scientifique sur ce thème n’indiquait pas clairement si l’analyse devait se limiter aux élites – la culture stratégique étant un « ensemble de croyances, attitudes et comportements semi-permanents des élites » (traduit par la rédaction) – ou s’étendre à la population. L’influence croissante qu’ont les opinions publiques des démocraties sur la prise de décision en matière de sécurité est cependant apparue clairement avec les débats autour des guerres d’Irak et d’Afghanistan ; dès lors, l’opinion publique peut être considérée comme un « élément important du milieu conceptuel qui définit la culture stratégique » (traduit par la rédaction).

Différentes démarches s’attachent à appréhender concrètement les cultures stratégiques à ces deux niveaux : élites et populations. Parmi les catégories centrales d’analyse figurent : les objectifs justifiant l’emploi du militaire, le type des interventions envisagées, la capacité à accepter les pertes, pour soi ou pour l’adversaire, l’espace relatif de la coopération ou de l’action autonome, les formes choisies pour cette coopération, ainsi que la manière dont l’action est légitimée en interne et à l’extérieur.

Nous ne traiterons pas ici de l’ensemble de ces éléments. Nous chercherons plutôt à savoir dans quelle mesure la définition des buts et objectifs de l’usage du militaire est défaillante en Allemagne et à identifier, en la matière, les divergences possibles entre opinion publique et décideurs politiques.

 

Les fondamentaux de la politique étrangère et de sécurité allemande

L’un des problèmes fondamentaux de la politique de défense et de sécurité allemande tient au flou de ses priorités stratégiques. Le Livre blanc sur la politique de défense de 2006 présente de multiples scénarios d’intervention, mais sans hiérarchie claire des priorités. Seule la traditionnelle mission de défense de l’intégrité territoriale s’y trouve relativisée du fait de la conjoncture internationale. Il en va de même pour les priorités géographiques : puisqu’on souligne que les nouvelles menaces présentent fondamentalement un caractère mondial, les hypothèses d’intervention se maintiennent elles aussi à un niveau global. Certes, cette logique montre que l’Allemagne prend ses distances vis-à-vis d’une conception de sécurité focalisée sur l’Europe centrale ; mais la question de savoir quelles régions, quels intérêts sont stratégiquement déterminants reste sans réponse. La vague d’indignation interne que provoqua l’ex-président de la République fédérale Horst Köhler – et sa démission subséquente – en appelant l’Allemagne, grande nation industrielle et commerciale, à sécuriser ses intérêts y compris par des moyens militaires atteste des difficultés allemandes en la matière.

Dans la population, les scénarios d’intervention armée suscitent en revanche des prises de position nuancées. Un sondage de 2006 (l’année de la publication du Livre blanc) d’un institut de la Bundeswehr montre que la stabilisation des régions en crise est jugée comme de première importance pour les forces armées, mais les personnes interrogées ne mettent pas toutes l’accent sur les mêmes zones. 63 % d’entre elles estiment que la Bundeswehr pourrait intervenir dans cette logique en Europe, mais elles ne sont que 33 % à le penser si l’on parle du Proche-Orient et 31 % pour l’Afrique. Le sondage montre également des clivages nets sur les objectifs légitimant une intervention. En cas de menace imminente de génocide, une courte majorité de 56 % soutiendrait l’envoi des forces allemandes. Pour la tenue d’élections démocratiques, les avis positifs ne sont plus que de 38 %, et pour renverser un gouvernement violant les droits de l’Homme, seulement de 18 %. On peut interpréter de manière analogue le fait que ces dernières années (de 2006 à 2010), seule une minorité de sondés estimait que la guerre pouvait être, sous certaines conditions, nécessaire pour établir la justice, une nette majorité rejetant cette affirmation.

L’acceptation des pertes humaines, pour soi ou pour les autres, est étroitement liée à la question de l’emploi du militaire. Dans les deux cas, la tolérance de l’opinion est très faible en Allemagne : la classe politique fait donc de ce problème une sorte de tabou. La controverse sur le monument en l’honneur des soldats morts en opération est significative, tout comme les efforts récurrents des politiques allemands pour éviter de qualifier de « guerre » l’intervention en Afghanistan. Et les victimes étrangères ne sont guère mieux acceptées par l’opinion allemande – comme en témoigne la virulence des critiques suscitées par le bombardement par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) (sur demande de la Bundeswehr) de deux camions-citernes dans la province afghane de Kunduz. L’indignation médiatique ne visait pas alors seulement les pertes civiles, mais aussi le projet d’« élimination ciblée » de chefs talibans.

L’idée que l’assassinat ciblé d’ennemis, dans une guerre ou dans des circonstances analogues, pourrait être légitime et même nécessaire a été complètement occultée dans le débat allemand. En Allemagne, gouvernement, partis, opinion publique ne se retrouvent donc pas dans un consensus stratégique simple et pérenne autour d’une même conception du recours au militaire. Ce consensus doit être recréé chaque fois que la Bundeswehr est susceptible d’être envoyée en opération extérieure – ce qui a pour effet d’instrumentaliser les thèmes de politique étrangère au service d’objectifs de politique intérieure. À Berlin, les partis se souviennent très bien de la campagne législative de 2002 : marquée par le débat sur l’Irak, elle avait démontré que le thème de la paix pouvait, en Allemagne, faire gagner une élection.

Dans ce contexte, définir les modalités de la participation allemande aux interventions militaires est difficile. La nécessité d’obtenir un mandat détaillé du Bundestag avant chaque déploiement de l’armée allemande – « armée parlementaire » – complique encore la situation : ce n’est plus seulement la question du « si » qui est posée publiquement, mais encore celle du « comment » – aviation de combat, artillerie lourde, etc. ? La prolongation du mandat de la Marine pour l’opération Active Endeavour de l’OTAN, en décembre 2010, a fait l’objet d’un débat difficile, alors même qu’aucune opération de combat n’était à prévoir. L’opposition avait alors résolument désapprouvé la demande du gouvernement, mettant en doute a nécessité même d’une intervention qui vise depuis huit ans à observer et à dissuader les terroristes dans l’espace méditerranéen.

L’examen des opérations extérieures menées par la Bundeswehr montre qu’ou bien elles se sont déroulées dans un cadre limité, avec une préférence pour des interventions de basse intensité, impliquant une faible probabilité d’actions de combat ; ou bien, pour des missions plus larges, plus robustes, elles ont exigé une discussion longue sur la scène politique intérieure, ou été rendues possibles parce que la population allemande se sentait directement et concrètement concernée. Cela a par exemple été le cas lorsque plusieurs centaines de milliers de réfugiés sont arrivés en Allemagne lors des guerres de Yougoslavie, suscitant une vague de sympathie, ou après les attentats du 11 septembre 2001 – la solidarité de la population allemande constituant le fondement même de la participation à l’opération Enduring Freedom. Une phase diplomatique prolongée peut aussi permettre de convaincre l’opinion, comme dans le cas de l’Afghanistan (avec la conférence de Bonn-Petersberg) et des négociations de Rambouillet avec la Serbie sur le Kosovo (leur échec avait constitué un argument plausible en faveur de l’intervention contre le régime Milosevic, qui avait pu être présenté à l’opinion et au Bundestag, même en l’absence d’accord de l’Organisation des Nations unies [ONU]).

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[Les grands textes] L’évolution de la doctrine stratégique aux Etats-Unis (H. Kissinger, 1962)

A l’époque où ce texte est publié dans Politique étrangère (n°2, 1962), Henry Kissinger dirige le programme sur les études de Défense à Harvard. Il est marqué par la crise de Berlin qui s’est déroulée en 1961 et cherche à convaincre les Français que leur pays n’est pas en mesure de se défendre seul contre l’Union soviétique, malgré l’acquisition par la France de l’arme nucléaire en 1960. Il plaide pour un rôle renforcé de l’OTAN et pour une mutualisation des moyens nucléaires au sein de cette organisation. Kissinger ne mentionne pas une seule fois la guerre d’Algérie qui, en 1962, touche pourtant à sa fin. Il est obnubilé par le facteur nucléaire, comme s’il pressentait que quelques mois après la publication de ce texte, les Etats-Unis et l’URSS se retrouveraient au bord de l’affrontement nucléaire, à l’occasion de la crise des missiles de Cuba.

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Depuis que je suis à Paris, après cinq semaines passées en Orient, j’ai eu de nombreuses conversations avec des amis français et je dois avouer que je suis frappé par l’étendue du désaccord et de l’incompréhension qui se sont développés entre nos deux pays. Je ne prétends pas fixer les responsabilités de cet état de choses. Je crois cependant qu’étant donné le temps que nous vivons, on ne peut concevoir d’avenir pour l’Occident sans la plus étroite collaboration entre les Etats-Unis et la France. Je ne puis concevoir que l’un ou l’autre de nos deux pays puisse se développer sans l’autre. Je crois que ni l’un ni l’autre de nos deux pays ne pourra éviter la destruction, si l’autre est détruit Je pense que les dangers auxquels nous aurons à faire face ne seront pas seulement le fait de l’Union soviétique ou de la Chine communiste. Je crois qu’au cours des dix ou quinze années qui sont devant nous, toutes les nations occidentales devront tenir compte d’une menace très sérieuse de la part de nouvelles nations, menace qui doit être étudiée avec le plus grand sérieux. Dans ces conditions, nous ne disposons pas de tant de ressource que nous puissions nous permettre de mener entre nous de guerre civile intellectuelle.

Telle est ma conviction personnelle et en conséquence tout ce que je dis doit être interprété comme venant de quelqu’un qui aimerait voir une France forte et la plus étroite relation entre nos deux pays.

Considérons maintenant les problèmes stratégiques qui ont suscité entre nous un certain malentendu. J’exposerai d’abord comment j’interprète la pensée américaine sur l’OTAN et comment la doctrine américaine envisage les divers efforts pour créer des forces nucléaires nationales. La doctrine stratégique américaine et en vérité la situation stratégique à laquelle elle s’appliquait, ont passé par trois ou quatre phases distinctes. La première est la période pendant laquelle les Etats-Unis possédaient le monopole de l’arme atomique et le monopole des moyens de transport de l’arme. Dans la seconde période, les Etats-Unis ne possédaient plus le monopole de l’arme nucléaire mais continuaient pratiquement à posséder le monopole des moyens de transport de l’arme. Dans cette seconde période, les Etats-Unis auraient probablement pu remporter la victoire dans une guerre générale, soit en frappant les premiers avec les armes nucléaires (first strike), soit en frappant les seconds (second strike). Les forces de représailles des Etats-Unis étaient techniquement parlant invulnérables alors que les forces de représailles soviétiques étaient techniquement parlant vulnérables.

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[Les grands textes] Vue d’ensemble de la stratégie (A. Beaufre, 1962)

Alors que les armées françaises mènent des opérations sur plusieurs théâtres (Afghanistan, Côte d’Ivoire, Libye, Liban, Tchad, etc.), nous republions un texte d’un des principaux penseurs militaires de la seconde moitié du XXème siècle: André Beaufre. Le général Beaufre, qui a notamment commandé le corps expéditionnaire français lors de l’intervention de Suez en 1956, est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence. Son Introduction à la stratégie, parue en 1963, est devenue un classique. En 1962, Politique étrangère en publiait le premier chapitre. A relire sans modération… .

 

 

Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nombreux sont ceux qui font de la stratégie plus ou moins inconsciemment. Mais à la différence de M. Jourdain, il est plus difficile de faire de la bonne stratégie que de la prose, d’autant plus que, si le nom de stratégie est souvent employé, les réalités qu’il recouvre sont généralement ignorées. C’est certainement l’un des termes courants dont le sens est le moins bien connu.

Les raisons de cette ignorance sont diverses : ce vieux mot n’a désigné longtemps que la science et l’art du commandant en chef, ce qui évidemment ne concernait vraiment qu’un très petit nombre de gens. Cette connaissance se transmettait de façon plus ou moins ésotérique à chaque génération par l’exemple que donnaient les chefs en renom, un peu comme les « tours de main » des maîtres des différents métiers. Gomme la guerre évoluait lentement, cette façon de faire assez empirique donnait dans l’ensemble satisfaction, bien que la guerre fût infiniment plus complexe que l’architecture par exemple.

Dans les périodes d’évolution par contre, l’application des tours de main traditionnels s’avérait inefficace. La conduite des opérations mettait alors en évidence des énigmes apparemment insolubles. Cette faillite posait publiquement le problème stratégique du moment à l’ensemble des élites et non plus seulement au Prince ou au Maréchal. A chacune de ces périodes, il en résultait un mouvement intellectuel relatif à la stratégie dont d’ailleurs le sens profond a toujours été conforme au génie de l’époque. La Renaissance a cherché dans Végèce et dans les historiens anciens les secrets de la guerre nouvelle ; le XVIIIe siècle tirera de la raison pure le système de pensée que Napoléon appliquera si magistralement ; le XIXe siècle encore étonné des succès de Napoléon croira y trouver la solution de ses problèmes mais bâtira, surtout avec Clausewitz, une grande théorie philosophico-sociale intermédiaire entre Kant et Karl Marx, dont les interprétations romantiques n’ont pas été étrangères à la forme outrancière des guerres du XXe siècle.

Cependant au XXe siècle, siècle des grandes mutations, la stratégie subit une grave éclipse à un moment capital : la stabilisation de 1914-1918 est jugée comme « la faillite de la stratégie » alors qu’elle ne représente que la faillite d’une stratégie. En France surtout, (mais la France exerce à ce moment une influence considérable) la stratégie apparaît comme une science périmée, une façon d’envisager la guerre qui ne cadre pas avec l’évolution, laquelle paraît donner la préséance au matériel sur les concepts, aux potentiels sur la manoeuvre, à l’industrie et à la science sur la philosophie. Cette attitude d’apparence réaliste conduit à considérer les « stratèges » comme des attardés prétentieux et à concentrer les efforts sur la tactique et le matériel, au moment précis où la rapidité de l’évolution eût requis une vision d’ensemble particulièrement élevée et pénétrante que seule la stratégie pouvait procurer. Le résultat, c’est la défaite militaire de la France mais aussi la victoire incomplète de l’Allemagne, dues toutes deux à des appréciations erronées parce que trop étroites.

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[Articles récents] Le Japon, d’un modèle à l’autre (C. Pajon, 2011)

Politique étrangère publie dans son numéro du printemps 2011 (voir le sommaire) un dossier sur le Japon, son modèle politique, économique, social, et ses choix internationaux. Conçu avant l’actuel enchaînement de catastrophes, ce dossier fournit d’utiles clés pour penser les difficultés du futur rebond de la puissance japonaise.

 

Alors que les grands émergents monopolisent le devant des scènes internationale et médiatique et que la Chine s’installe en position de deuxième puissance économique mondiale, le Japon semble condamné à un inexorable déclin. Depuis 1990, l’éclatement de la bulle et la crise systémique ont mis à mal le modèle japonais d’après-guerre, et le pays navigue en eaux troubles. Son supposé triste état ne manque donc pas de susciter la compassion des analystes européens.

Plutôt qu’un déclin, le Japon semble connaître une longue période de transition et de réinvention de son modèle national. Mais les paradoxes bien réels du contexte japonais, et un pragmatisme dominant dans les choix politiques nippons, rendent les analyses ou prévisions délicates.

Si l’archipel est confronté à d’importantes difficultés (dette publique de plus de 200 % du produit intérieur brut, déflation persistante, aggravation des inégalités sociales, crise démographique, etc.), il n’en conserve pas moins d’importants atouts (forte capacité d’innovation industrielle, maîtrise des technologies vertes, soft power important, etc.) On doit pourtant se rendre à l’évidence, et constater non sans frustration que le manque chronique de leadership politique, et les interminables tergiversations qui précèdent la moindre prise de décision, continuent d’entraver la mise en place d’indispensables réformes socio-économiques.

Mettant fin à un demi-siècle de domination du Parti libéral-démocrate sur l’archipel, la victoire du Parti démocrate du Japon (PDJ) aux élections de septembre 2009 a été perçue comme un tournant historique. La mise en place d’une « troisième voie » plus sociale, ainsi que les nouvelles orientations de politique étrangère du PDJ semblaient en effet constituer des facteurs favorables à un renouveau national.

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