À la suite du sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en libre accès et en avant-première l’article du numéro d’automne 2025 de Politique étrangère (n° 3/2025) que vous avez choisi d'(é)lire : « Haïti 1825-2025 : géopolitique de la dette », écrit par Jean Marie Théodat, directeur du département de Géographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

L’année 2025 aura été la pire de la lente et continuelle descente aux enfers que vit Haïti depuis plusieurs décennies. Cette assertion revient comme un refrain dans la chronique des malheurs que traverse ce pays de la Caraïbe. À force de la répéter, on finirait par croire que le bilan de chaque année sonne comme la prophétie de celle qui va suivre.

Depuis le terrible séisme de 2010 qui fit plus de 200 000 morts et disparus à Port-au-Prince, le pays est devenu un paradigme de déshérence de l’État. Sous les divers aspects de l’environnement, de l’économie, des institutions, des droits fondamentaux de l’individu, de la santé publique etc., la faillite est patente. Plus de la moitié de la population (12 millions d’habitants) est menacée de famine ; on compte plus de 3 000 personnes assassinées depuis le début de l’année, plusieurs milliers d’autres enlevées et libérées contre rançon ; 1,3 million de personnes ont dû fuir leurs demeures sous la menace des bandits armés qui sèment la terreur dans la capitale ; l’espérance de vie (62 ans) est la plus faible de tout l’hémisphère américain, et 85 % des Haïtiennes et Haïtiens titulaires d’un diplôme supérieur ou égal à un master vivent à l’étranger. Le tableau est si sombre que le pays confine à un trou noir dans la Caraïbe.

La catastrophe de 2010 avait soulevé une onde d’empathie sans égale dans le monde. Haïti reçut alors plus de 10 milliards de dollars d’aide internationale et une commission spéciale (la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti, avec à sa tête les experts les plus chevronnés, dont l’ex-président américain Bill Clinton et l’ex-Premier ministre Jean-Max Bellerive) fut créée pour remédier aux multiples carences de l’État. La mission était double : gérer l’urgence et préparer l’avenir.

Quinze années plus tard, force est de constater que la médication n’a pas eu l’effet escompté : le pays moribond survit dans une convalescence convulsive dont on ne perçoit pas la fin. Le centre-ville de Port-au-Prince est à l’abandon, vidé de ses habitants par la violence des gangs, les principaux bâtiments démolis par le séisme n’ont pas été reconstruits, les bidonvilles prolifèrent comme chancres sur les terres arables, la conurbation de Port au-Prince à Léogâne concentre plus du quart de la population nationale avec des densités de population supérieures à 30 000 au kilomètre carré. Sans adduction d’eau, d’électricité, sans services en tous genres, ces nouveaux quartiers fonctionnent comme des dortoirs et des zones de non-droit où seule règne la logique des gangs.

À la différence de l’émotion planétaire suscitée par la catastrophe de 2010, en 2025, la lente descente aux enfers se poursuit à bas bruit. La tragédie haïtienne ne semble plus intéresser personne. Hors médias locaux et réseaux sociaux qui font leurs choux gras des assauts de brigands, des récits de femmes violées et de maisons incendiées par les bandits, nul ne prête attention à ce qui se passe en Haïti. Or les gangsters contrôlent désormais les points névralgiques du territoire et l’essentiel de la zone métropolitaine. Les principaux axes qui conduisent de la capitale vers les villes de province sont sous leur contrôle. Ils rançonnent et font payer des taxes inopinées aux quelques rares commerçants qui s’aventurent encore sur les marchés, tandis que les grandes maisons de commerce et les principales usines ne fonctionnent que sous peine de verser aux rançonneurs qui contrôlent les rues.

Cette manière de tenir sous la menace la population civile et de lui extorquer de l’argent coïncide, comme en écho (à une autre échelle, mais de façon tout aussi désastreuse pour la population), avec la commémoration de l’épisode de 1825, où le baron de Mackau exigeait 150 millions de francs-or des Haïtiens pour reconnaissance de leur indépendance.

Deux cents ans après avoir dû plier sous la menace de la canonnière française, les Haïtiens redécouvrent, au milieu de leurs tourments, un pan entier de leur histoire et le partagent avec le monde comme une cause profonde de leur sous-développement et des avanies subies depuis des siècles. Il n’est jusqu’aux élites mafieuses haïtiennes, notoirement impliquées dans le naufrage du pays, pour chercher à se dédouaner, par cet alibi, de toute responsabilité dans le désastre national. Le souvenir douloureux de l’esclavage est insoluble dans les tourments de l’insécurité actuelle. Tous les torts semblent portés par Paris, dont les déboires en Afrique subsaharienne ravivent le souvenir de sa politique néocoloniale vis-à-vis d’Haïti, en contradiction ouverte avec les principes des droits de l’homme prônés par la diplomatie française et censés guider sa conduite.

Mais que savent les Français de la réalité haïtienne ? Au-delà des déclarations convenues sur l’importance de sa littérature et son apport crucial à la vivacité culturelle de la Caraïbe, rien ne vient témoigner d’une connaissance véritable ni d’une envie de savoir. Haïti demeure une mascotte
de la rubrique des faits divers, pimentant une actualité internationale en quête de sensation. La prodigalité du pays en matière d’enlèvements crapuleux, de trafic de drogue et d’organes étant légendaire, il faudra du temps pour diluer certaines images dans les représentations vernaculaires. […]

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