Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2014). Jean-Yves Le Naour propose une analyse de l’ouvrage de Christopher Clark, Les somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, (Paris, Flammarion, 2013, 668 pages).
Il est peu de sujets sur lequel on ait plus écrit que sur les origines de la Première Guerre mondiale. Près de 25 000 articles et ouvrages sont en effet centrés sur cette question sans finalement jamais satisfaire le lecteur. Si les opinions ont longtemps varié avec la nationalité et les opinions des auteurs, les thèses nationalistes s’opposant notamment aux thèses marxistes, le débat historique tourne en fait depuis 100 ans autour de la question de la responsabilité et donc de la culpabilité. Qui a déclenché la grande catastrophe ? Était-ce l’Allemagne, comme le disait le traité de Versailles ? La Russie, comme le soutenaient les Allemands ? Le militarisme et le capitalisme, comme l’affirmaient les socialistes ?
En cherchant à s’affranchir de la recherche d’un coupable d’où viendrait tout le mal, en se méfiant de cette logique qui prédispose l’historien à interpréter les actions des décideurs comme planifiées à l’avance et donc à s’enfermer dans une cohérence qui n’est peut-être qu’une reconstruction, Christopher Clark reprend un débat à nouveau frais. En réalité, depuis Pierre Renouvin, pour ne citer que celui-ci, les historiens de l’entre-deux-guerres, eux-mêmes anciens combattants, avaient déjà cherché à se situer au-delà de la question mortifère de la culpabilité, sans toutefois s’en défaire totalement. Christopher Clark n’y parvient pas plus : il a beau, en introduction, annoncer qu’il s’intéresse au comment et non au pourquoi, il sait parfaitement que le premier nourrit le second. Inverser le postulat de départ permet cependant de se dégager des interprétations mécaniques et de décrire un monde où la guerre n’est pas aussi inéluctable qu’on a bien voulu le croire a posteriori.
C’est le premier mérite du livre de Christopher Clark que de casser ce déterminisme belliciste qui a trop longtemps imprégné les études sur l’avant-1914. Point non plus de déterminisme économique, l’auteur manifestant ici une indifférence presque totale aux rivalités impérialistes qui ont fait les fondements de la thèse marxiste. Pour Clark, ce qui compte, ce sont les hommes : les diplomates, les ministres, les chefs d’État, les militaires, dont il brosse des portraits saisissants. Ce sont leurs perceptions, leurs erreurs, leurs certitudes, leurs rêves et leurs craintes qu’il entend sonder. Pour pouvoir conter cette ambiance de méfiance et de haines recuites, il fallait aussi un certain talent de plume, et ne pas tomber dans le piège de l’ouvrage à tiroirs, avec des chapitres déconnectés les uns des autres. Disons-le franchement, Les Somnambules se lit comme un véritable roman, c’est un récit haletant et de qualité comme les historiens français en produisent assez peu en raison d’une vieille et absurde défiance envers la littérature. Le début du premier chapitre, relatant l’assassinat des souverains serbes en 1903, est à cet égard époustouflant.
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