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Le Système monétaire européen après cinq ans, par Raymond Barre (1984)

Alors que la crise de l’euro continue d’agiter le débat public, on pourra relire avec intérêt ce premier bilan du Système monétaire européen, dressé cinq ans après sa création, publié dans Politique étrangère no 1/1984. Raymond Barre, Premier ministre lors de la mise en place du SME et partisan de la rigueur monétaire, en souligne les trois apports principaux : une plus grande stabilité des monnaies, la convergence des politiques économiques (on pense ici au tournant de la rigueur pris par la France au printemps 1983) et l’absence du recours au protectionnisme. S’il convient que le SME doit s’améliorer – et notamment se doter d’une politique commune vis-à-vis du dollar –, Raymond Barre appelle à un usage plus large de l’ECU, notamment dans les opérations commerciales, à sa reconnaissance en tant que monnaie, et conclut à son rôle politique comme accélérateur de la construction européenne.

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Le Système monétaire européen fonctionne maintenant depuis cinq ans. C’est un beau succès pour une réalisation communautaire qui suscita au départ beaucoup de scepticisme, sinon d’hostilité. Le SME marquait l’aboutissement d’un long effort pour doter la Communauté d’une organisation monétaire qui lui permette d’affirmer son originalité et de rechercher la stabilité. C’est en février 1969, alors que l’on pouvait déjà pressentir ce que l’on devait appeler plus tard la « crise monétaire internationale », que j’avais présenté au nom de la Commission des Communautés européennes, des propositions en vue d’organiser une coopération économique et monétaire plus étroite entre les Six. Ce fut à l’époque une proposition tenue pour insolite. La réponse fut donnée en termes de surenchère : pourquoi faire preuve de tant de timidité et de prudence alors que la Communauté devrait devenir à terme une Union économique et monétaire ! De sommets en conseils, on discuta avec une imagination plus inhibitrice que créatrice les conditions et les étapes d’une telle Union. Alors naquit le « Serpent dans le tunnel », puis le « Serpent sans tunnel » ; puis le « Serpent » perdit quelques-uns de ses anneaux au beau milieu des vicissitudes monétaires internationales, liées aux difficultés du dollar et au premier choc pétrolier. Un mouvement récurrent de va-et-vient saisit notamment le franc français entre 1974 et 1976. Au lendemain des élections législatives françaises de mars 1978, l’équilibre extérieur français ayant été rétabli, le franc français ayant été stabilisé, les perspectives économiques et politiques françaises paraissant mieux assurées, le président Giscard d’Estaing et le chancelier Schmidt décidèrent de relancer le projet d’organisation monétaire de la Communauté.

Grâce à la volonté et à la force de persuasion du chancelier de la République fédérale, les réticences allemandes, à de nombreux niveaux, furent surmontées. Le Système monétaire européen fut mis en place, seule la Grande-Bretagne décidant de rester à l’écart du régime de changes stables, mais ajustables, qui est l’un des éléments constituants de ce système. La Grande-Bretagne acceptait cependant le principe du SME et la livre sterling était prise en compte dans la définition de l’unité de compte du système, l’ECU. Ce qui avait été cependant décisif, c’était la volonté commune franco-allemande, reposant sur une plus grande convergence des conceptions économiques et des politiques économiques. Entre mars 1979 et mai 1981, la stabilité du deutschmark et du franc français allaient permettre une évolution ordonnée et satisfaisante du SME. A partir de mai 1981, les fortunes du franc français furent plus changeantes. Le SME fit alors preuve d’une grande souplesse d’adaptation, tandis qu’il apparaissait de plus en plus comme un butoir aux excès de certaines politiques économiques incompatibles avec la logique interne et les disciplines de la Communauté. Mais le SME est devenu en même temps un instrument efficace au service de l’Union des pays de la Communauté : aussi bien par la stabilité économique et monétaire qu’il tend à promouvoir au sein de la Communauté et au sein des relations monétaires internationales, que par le rôle que commence à jouer et que semble devoir de plus en plus jouer l’ECU.

Depuis sa création, le Système monétaire européen a eu trois consé quences importantes pour les pays de la Communauté.

Il a tout d’abord permis une stabilité des taux de change plus grande entre les monnaies des pays-membres qu’entre ces monnaies et le dollar, le yen ou la livre sterling. La variation mensuelle moyenne du taux de change effectif des monnaies au sein du SME a été de 1,2 % à 1,5 % dans la période 1979-1983 alors qu’elle a été de 2,3 à 2,8 % pour le dollar, le yen et la livre.

Entre 1979 et 1983, si l’on prend le deutschmark pour référence, les fluctuations des taux de change des sept autres monnaies du SME ont été de 0,5 à 0,8 %, alors que les fluctuations du dollar, du yen et de la livre étaient de 2,4 à 2,7 %.

Certes, des réalignements monétaires ont eu lieu assez fréquemment au sein de la Communauté : sept en cinq ans. Le système admet des dévaluations ou des réévaluations des taux de change ; mais il a été à l’origine conçu pour éviter des ajustements de change trop fréquents grâce à une meilleure convergence des politiques économiques. De ce point de vue, son succès n’est pas encore satisfaisant, bien que certains progrès aient été enregistrés au cours des deux dernières années.

En particulier, l’évolution des taux de change au sein de la Communauté depuis 1979 n’a plus sur-compensé les différentiels d’inflation. Il n’y a eu dans les relations de change entre les monnaies de la Communauté ni surappréciation, ni surdépréciation, analogues à celles que l’on a pu observer pour d’autres monnaies qui flottent isolément, et notamment pour le dollar. Le fonctionnement du SME a ainsi permis, à l’occasion des ajustements de change, d’exercer une pression constante en faveur d’une plus grande stabilité des prix.

Ceci tient pour une large part à ce que les décisions relatives aux cours-pivots tendent à devenir des décisions collectives. Alors qu’auparavant les institutions communautaires se bornaient à ratifier des décisions unilatérales, des négociations serrées se déroulent maintenant au sein du Comité monétaire et du Conseil des ministres et évitent des modifications excessives, notamment des « dévaluations de combat ».

Enfin les réalignements tendent à être multilatéraux : pays à monnaie faible et pays à monnaie forte y apportent leur contribution, même si, pour ces derniers, la réévaluation de leur monnaie est parfois un « geste politique » plus qu’une mesure totalement justifiée par des raisons économiques.

Si le Système monétaire européen n’a pas contribué davantage à une plus grande stabilité monétaire, c’est, semble-t-il, pour deux raisons. D’une part, les changements des cours-pivots ont été parfois retardés par des considérations politiques : certains ajustements ont donc dû être effectués « à chaud ». D’autre part, comme l’a souligné la Commission des Communautés européennes, certains pays-membres ont recouru à de larges emprunts sur le marché international des capitaux ; ils ont ainsi évité de recourir aux facilités conditionnelles prévues par le Système. Les arrangements prévus pour le soutien monétaire à court terme et pour le concours financier à moyen terme — qui imposent des engagements de politique économique — n’ont pas été utilisés alors que les crédits inconditionnels à très court terme que se font les banques centrales ont fait l’objet d’importants tirages. Le recours aux « facilités communautaires » pour des raisons de balance des paiements n’a été effectué que par la France en mai 1983 (emprunt de 4 milliards d’ECU).

La seconde conséquence de la mise en place du Système monétaire européen a été de favoriser une plus grande convergence des politiques économiques entre les Etats-membres. Certes la coordination « institutionnalisée » de ces politiques est loin d’être réalisée et ne paraît pas devoir l’être de sitôt. Mais on voit s’établir ce que l’on pourrait appeler une « surveillance » des politiques, au sens où le Fonds monétaire international emploie ce concept pour les taux de change.

Depuis deux ans, par la force des choses souvent plus efficace que la volonté des hommes, les pays membres du SME mettent en oeuvre des politiques tendant à réduire leurs déficits budgétaires, à redresser leurs balances de paiement, à obtenir une évolution plus modérée des revenus et à améliorer la situation financière des entreprises. L’objectif de lutte contre l’inflation et de retour à la stabilité est devenu un objectif accepté par tous. L’avertissement que constitue pour un gouvernement l’affaiblissement de sa monnaie dans un régime de changes stables l’oblige à ne pas éluder les réalités ou à ne pas différer indéfiniment les choix indispensables.

En troisième lieu, la coopération économique et monétaire qui s’est intensifiée par l’intermédiaire du SME a écarté de certains pays la tentation protectionniste que les difficultés internes auraient pu susciter. Certes, droits de douane et contingents n’existent plus au sein de la Communauté, mais on ne peut pas dire que les obstacles non tarifaires aux échanges, comme les normes, l’impossibilité ou la grande difficulté d’obtenir des marchés publics au sein de chaque Etat-membre, aient disparu : il n’y a pas encore de vrai grand marché intérieur au sein de la Communauté. Il aurait été grave que l’augmentation du chômage ou certaines difficultés régionales ou sectorielles ou que de trop graves déséquilibres de balance des paiements eussent conduit à des mesures de sauvegarde intracommunautaires. En même temps que celles-ci étaient écartées, la Communauté pouvait, sur le plan international, éviter de donner un exemple de retour au protectionnisme, qui n’aurait pas manqué de susciter une fâcheuse contagion.

Aujourd’hui en tout cas, les pays membres du SME peuvent effectuer de 40 à 50 % de leur commerce extérieur dans des conditions très favorables de liberté des échanges et de relative stabilité des changes.

Je ne m’étendrai pas sur les déficiences du SME que certains critiques ont mises en relief. Les interventions des banques centrales à l’intérieur des marges ont été pratiquées en dollar, ce qui ne favorise pas la cohésion du système ; mais l’avantage considérable du dollar est qu’il est la monnaie d’intervention par excellence pour une banque centrale et on ne voit pas quelle monnaie communautaire, y compris le deutschmark, pourrait jouer un rôle similaire. On observera cependant que les interventions en monnaies du Système effectuées à l’intérieur des marges ont représenté, sur les cinq années passées, plus de la moitié des interventions.

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[Les grands textes] Problèmes et perspectives du ravitaillement de l’Europe en pétrole

Fondateur de l’ENI – qui a largement contribué à combattre l’oligopole des sept majors du pétrole –, Enrico Mattei a œuvré à une répartition des profits plus favorable aux Etats producteurs qu’aux compagnies pétrolières. Dans cet article, publié dans Politique étrangère no 5/1957 juste après la crise de Suez, il insiste sur le rôle fondamental du Moyen-Orient dans l’approvisionnement de l’Europe en pétrole – donc dans sa compétitivité – et sur la nécessité de redéfinir les rapports entre pays producteurs et firmes concessionnaires. Il explique en particulier que l’ENI et la National Iranian Oil Company ont conclu, au-delà d’un simple contrat d’exploitation, un véritable accord d’association servant leurs intérêts mutuels – le souvenir de la nationalisation de l’Anglo-Iranian Oil Company en 1951 est alors encore récent. Une relecture utile au moment où les besoins énergétiques des puissances émergentes connaissent une forte croissance.

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Le problème énergétique italien

La principale cause du développement limité de l’industrie italienne durant le siècle dernier, a été le manque de charbon et de minerais de fer. A l’heure actuelle notre pays en ressent encore les effets malgré les changements survenus dans les domaines de la technique et de l’économie. Dans l’Italie du Nord, le manque de charbon a été compensé en partie par l’existence de ressources hydro-électriques considérables, mais déjà presque entièrement exploitées.

Cette situation de fait est à l’origine de la grande importance des hydrocarbures dans le bilan italien de l’énergie. Les premières recherches d’hydrocarbures eurent lieu en Italie dès la fin du siècle dernier. Mais l’on n’y consacrait que de faibles moyens, si bien que les initiatives prises finirent par s’enliser. L’Etat intervint entre 1911 et 1925 au moyen d’appuis financiers et de facilités qui n’eurent pas néanmoins l’efficacité voulue, jusqu’à ce qu’en 1926, une fois constatée l’insuffisance de l’initiative privée, il décida la constitution de l’Azienda Generale Italiana Petroli (AGIP).

Durant les années suivantes, l’AGIP conçut, et réalisa un plan bien ordonné de recherches sur tout le territoire national, alors que les particuliers concentraient surtout leurs efforts dans l’exploitation à des profondeurs limitées des gisements de méthane découverts dans le Polesine. Après une série de découvertes d’intérêt mineur, l’AGIP put vérifier pleinement, en mars 1946, la grande importance du gisement de Caviaga. D’autres découvertes se succédèrent à un rythme rapide, ouvrant les perspectives les plus brillantes à la production d’hydrocarbures dans la vallée du Pô. On se trouva placé devant un choix : laisser aux compagnies privées, dont l’intérêt s’était éveillé après le succès de l’AGIP, l’exploitation des ressources en hydrocarbures de la plaine du Pô, ou réserver cette activité à l’Etat qui, à travers sa propre entre prise, avait mené à bonne fin les recherches dans cette zone.

Le législateur adopta la seconde solution, en attribuant à l’ENI, organisme de droit public, l’exclusivité dans la vallée du Pô de la recherche et de l’exploitation des gisements d’hydrocarbures, ainsi que de la construction et de l’exploitation des pipe-lines pour leur transport.

 

La contribution de l’ENI

Les résultats obtenus au cours des années suivantes confirmèrent pleinement la sagesse de cette décision. La production de gaz naturel, qui était de 17 millions de mètres cubes en 1938 et de 64 millions en 1946, s’éleva à 4.465 millions en 1956, dont 4.159 fournis par l’ENI. On prévoit que dans l’année en cours, elle atteindra 5.000 millions de mètres cubes, dont 4.700 produits par l’ENI.

L’apport en pourcentage du méthane au bilan italien de l’énergie— ainsi qu’il ressort du tableau statistique qui figure en annexe — est passé de 0,6 % en 1948 à 13 % en 1956, résultat d’autant plus appréciable que la consommation d’énergie a plus que doublé entre-temps.

La production nationale de pétrole brut, quoique loin de satisfaire les besoins italiens, est elle aussi, en continuel développement. Après la découverte du gisement de Cortemaggiore par l’AGIP en 1948, d’autres découvertes de pétrole ont été faites au cours de ces dernières années dans les Abruzzes et en Sicile, tant par des entreprises privées, que par l’ENI. La dernière en date est celle du gisement de Gela par l’ENI : le premier puits donne 200 tonnes par jour de pétrole brut, deux autres puits sont presque terminés et 5 en cours de forage.

Malgré les progrès accomplis dans le développement des res sources italiennes en matière d’énergie, la couverture totale des besoins dépend, en attendant que l’énergie nucléaire puisse être utilisée, de l’importation d’hydrocarbures.

L’organisme que j’ai l’honneur de présider a en programme, pour les années à venir, une activité intense pour le développement de l’énergie nucléaire, ainsi que pour les recherches d’hydrocarbures à l’étranger. J’estime qu’il est nécessaire d’illustrer ici brièvement les résultats que nous avons déjà obtenus à l’étranger.

En Egypte, la production dans les gisements d’El Belayim et d’Abu Rudeis, atteint un million de tonnes par an, et continue de s’accroître. On prévoit pour 1958 une production de deux millions de tonnes et de trois millions en 1959.

Depuis le mois de juillet de cette année, des chargements de pétrole extrait par l’ENI en Egypte ont commencé a affluer dans les ports italiens à une cadence d’environ 60.000 tonnes par mois qui passeront en 1958 à 100.000-120.000 tonnes ; dans très peu de temps, donc, cette source constituera une contribution importante à la couverture des besoins pétroliers de l’Italie.

Des possibilités encore plus étendues sont offertes par l’accord réalisé par l’ENI avec la Société Nationale iranienne du pétrole (NIOC) dont je parlerai plus loin d’une manière plus détaillée, et qui permettra à l’Italie d’effectuer des recherches pétrolières dans 3 zones intéressantes couvrant au total une superficie d’en viron 23.000 kilomètres carrés. Des initiatives analogues seront entreprises également dans d’autres Etats et d’autres territoires, si la possibilité nous en est offerte et si nous les estimons susceptibles de développements intéressants.

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[L’actualité revisitée] Géopolitiques de l’Internet : souveraineté et réseaux numériques

Article issu de Politique étrangère volume 71, n°3, paru à l’automne 2006, rédigé par Bernard Benhamou (maître de conférences pour la société de l’information à l’Institut d’études politiques de Paris, il a été membre de la délégation française au Sommet mondial pour la société de l’information (SMSI) et Laurent Sorbier (conseiller technique chargé de la société de l’information auprès du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Il est maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris et enseigne aux universités Paris I et Paris VIII).

 

Le développement de l’Internet suscite nombre d’interrogations politiques, qui mettent en cause la souveraineté des États ou la liberté des citoyens. C’est le cas de la gestion des noms de domaines, pour l’heure contrôlée par les États-Unis. L’Union européenne tente aujourd’hui de sauvegarder trois principes fondamentaux : l’interopérabilité, l’ouverture et la neutralité de l’Internet, principes de base d’un accord pour une gouvernance du réseau respectant les principes démocratiques.

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Il va sans dire que la maîtrise des technologies a toujours été un terrain où se joue la puissance économique, militaire et politique. Pourtant, il est fréquent de sous-estimer le caractère décisif de cette maîtrise et de mal identifier les technologies en cause ainsi que la manière dont elles s’invitent dans le jeu des puissances en présence. Si la conviction existe que la maîtrise des technologies de l’information – la « suprématie informationnelle » – est aujourd’hui une des figures universelles de la puissance (le lieu commun étant de comparer l’avantage stratégique donné par la « suprématie informationnelle » et la science de l’information warfare (« guerre de l’information ») à celui qui était assuré en d’autres temps aux détenteurs de l’arme atomique), et si l’on perçoit aisément que l’Internet en est le lieu et le levier, rares sont ceux qui s’intéressent à la dynamique propre de ces technologies, à la manière dont elles se déploient dans le champ des nations et des systèmes de régulation internationaux.

À l’heure où l’ensemble des pays font reposer une part croissante de leurs infrastructures économiques, sociales et politiques sur le réseau Internet, il est urgent qu’un plus grand nombre d’acteurs s’intéresse à la manière dont l’ensemble des technologies qui constituent l’Internet structurent, directement ou indirectement, l’évolution de nos sociétés et les relations entre les États.

Depuis la mise en œuvre des systèmes biométriques jusqu’au marquage des objets par des puces intelligentes et communicantes, en passant par les usages liés aux systèmes de géolocalisation ou par le développement de l’e-administration, les systèmes techniques et les normes qui régissent les réseaux ont désormais des répercussions concrètes pour les citoyens et les États. Or les dispositifs de régulation de l’Internet font une place assez limitée aux régulations traditionnelles : de fait, l’Internet a été et reste « administré » en dehors – ou plus exactement à côté – des modèles classiques de régulation nationaux (l’Internet définit un espace « aterritorial », transnational, en apparence décentralisé et ouvert) et se pose en cela comme un laboratoire des nouvelles formes de gouvernance.

Aujourd’hui, ces modèles de régulation – hérités d’une période où l’Internet ne connectait entre eux que des scientifiques et des chercheurs et ne posait de problèmes de souveraineté qu’aux amateurs de science-fiction – atteignent leurs limites. Dans un monde où l’Internet est au carrefour de l’ensemble des activités humaines, les décisions qui orientent son avenir et influent sur ses usages ne peuvent plus reposer uniquement sur les acteurs « techniques » de sa préhistoire.

Ce constat est aujourd’hui assez largement partagé par la communauté internationale. Il a récemment incité les États membres de l’Organisation des Nations unies (ONU) à organiser le Sommet mondial pour la société de l’information (SMSI). Pour la première fois, un sommet des Nations unies rassemblait les acteurs issus des trois secteurs majeurs de l’Internet (gouvernements, secteur privé et société civile), les spécificités de la gouvernance du « réseau des réseaux » étant ainsi en quelque sorte institutionnalisées.

À l’issue de la première phase, les États membres ont établi une déclaration de principes, premier texte de portée universelle consacrant la nécessité d’une gouvernance « démocratique, multilatérale et transparente ». La définition de la gouvernance retenue lors du sommet (« Par “gouvernance de l’Internet” il faut entendre l’élaboration et l’application par les États, le secteur privé et la société civile, dans le cadre de leurs rôles respectifs, de principes, normes, règles, procédures de prise de décisions et programmes communs propres à modeler l’évolution et l’utilisation de l’Internet » – extrait du rapport final du Working Group on Internet Governance) était volontairement large et évolutive, dépassant le cadre de la gestion des infrastructures critiques pour s’étendre aux questions liées à l’architecture de l’Internet. En effet, la question posée lors du sommet était de savoir quels seraient les principes et les valeurs qui prévaudraient pour les réseaux dans les années à venir, ainsi que les modalités qui permettraient d’inscrire ces valeurs dans l’architecture même de l’Internet.

 

POLITIQUE ET ARCHITECTURE DE L’INTERNET

« Code is law… and architecture is politics » (L. Lessig)

Si l’Internet apparaît à ses usagers comme un espace entièrement ouvert et décentralisé, l’analyse de ses structures de gestion révèle que le pouvoir de contrôle de ses infrastructures critiques reste, en réalité, entre les mains d’un acteur unique. Pour des raisons techniques, certaines infrastructures cruciales pour le fonctionnement du réseau restent « historiquement » centralisées et hiérarchiques. C’est en particulier le cas pour le système de gestion de noms de domaines (Domain Name System, DNS). Ce système a été élaboré pour permettre aux usagers de l’Internet d’utiliser des noms de domaines explicites en lieu et place des adresses numériques qui permettent d’identifier les machines connectées au réseau. Ce sont ces machines du DNS qui servent à répondre aux requêtes des utilisateurs qui se connectent à un site web, ou à envoyer un courrier électronique.

Les architectes initiaux de l’Internet ont conçu ce système autour de treize machines, appelées « serveurs racines », qui alimentent plusieurs milliers de serveurs relais sur l’ensemble de la planète. La répartition des serveurs racines s’avère très inégale, puisque dix d’entre eux sont situés aux États-Unis et deux seulement en Europe. C’est le serveur « racine A » qui contrôle la répartition des différents domaines en fonction de leur zone géographique (pour les codes des différents pays, comme la racine « .fr » pour la France ou « .de » pour l’Allemagne), ou encore par secteur d’activité générique (« .com », « .net », « .org », « .aero », etc.). La gestion du DNS correspond donc à la cartographie thématique et fonctionnelle de l’Internet.

Symbole même des situations hybrides auxquelles a donné lieu la gouvernance historique de l’Internet, la gestion du DNS est actuellement assurée par l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), société de droit privé californien établie à la demande du gouvernement américain en 1998. Depuis sa création, la « racine A » reste toutefois contrôlée directement par le Département du Commerce des États-Unis. Ce pouvoir de contrôle du DNS est crucial, puisqu’en théorie il permettrait à son détenteur d’« effacer » de la carte de l’Internet les ressources de pays entiers (dans l’hypothèse du retrait de l’un des suffixes du serveur « racine A », tous les sites ayant ce suffixe – comme le « .fr » pour la France – pourraient devenir progressivement inaccessibles).

Esther Dyson, première présidente de l’ICANN, décrit ce pouvoir d’une métaphore éloquente : « Le DNS, c’est comme l’anneau du Seigneur des anneaux, vous ne pouvez faire confiance à quiconque le possède… »

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