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L’Allemagne, la Libye et l’Union européenne

L’abstention allemande face à la résolution 1 973 du Conseil de sécurité des Nations unies découle des fondamentaux mêmes de la politique étrangère du pays. L’UE a néanmoins démontré dans la crise libyenne sa capacité à adopter des politiques communes en matière de sanctions et dans le domaine humanitaire, avec engagement allemand. Le développement de la Politique de sécurité et de défense de l’UE ne peut se faire qu’autour de missions militaires de faible ou de moyenne intensité, et avec accord entre Paris et Berlin. Article publié dans Politique étrangère n° 2/2011.

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L’abstention allemande lors du vote de la résolution 1 973 du Conseil de sécurité des Nations unies sur la Libye le 17 mars 2011 a suscité beaucoup d’irritation. La presse nationale et internationale a abondamment parlé de l’isolement de l’Allemagne et d’un manque de solidarité entre alliés. Les désaccords des Européens ont été analysés comme un échec de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et rapprochés de la défaillance européenne face à la guerre en Bosnie2. On tentera ici d’ana- lyser plus avant ces deux reproches.

 

La « culture stratégique » : un cadre d’analyse nécessaire

Les décisions d’intervention ne dépendent pas seulement de l’analyse de la conjoncture internationale ou des capacités militaires ; elles sont surtout déterminées par des aspects culturels, normatifs et éthiques, qu’une analyse en termes de «culture stratégique» permet d’appréhender. Dans un premier temps, la littérature scientifique sur ce thème n’indiquait pas clairement si l’analyse devait se limiter aux élites – la culture stratégique étant un « ensemble de croyances, attitudes et comportements semi-permanents des élites » (traduit par la rédaction) – ou s’étendre à la population. L’influence croissante qu’ont les opinions publiques des démocraties sur la prise de décision en matière de sécurité est cependant apparue clairement avec les débats autour des guerres d’Irak et d’Afghanistan ; dès lors, l’opinion publique peut être considérée comme un « élément important du milieu conceptuel qui définit la culture stratégique » (traduit par la rédaction).

Différentes démarches s’attachent à appréhender concrètement les cultures stratégiques à ces deux niveaux : élites et populations. Parmi les catégories centrales d’analyse figurent : les objectifs justifiant l’emploi du militaire, le type des interventions envisagées, la capacité à accepter les pertes, pour soi ou pour l’adversaire, l’espace relatif de la coopération ou de l’action autonome, les formes choisies pour cette coopération, ainsi que la manière dont l’action est légitimée en interne et à l’extérieur.

Nous ne traiterons pas ici de l’ensemble de ces éléments. Nous chercherons plutôt à savoir dans quelle mesure la définition des buts et objectifs de l’usage du militaire est défaillante en Allemagne et à identifier, en la matière, les divergences possibles entre opinion publique et décideurs politiques.

 

Les fondamentaux de la politique étrangère et de sécurité allemande

L’un des problèmes fondamentaux de la politique de défense et de sécurité allemande tient au flou de ses priorités stratégiques. Le Livre blanc sur la politique de défense de 2006 présente de multiples scénarios d’intervention, mais sans hiérarchie claire des priorités. Seule la traditionnelle mission de défense de l’intégrité territoriale s’y trouve relativisée du fait de la conjoncture internationale. Il en va de même pour les priorités géographiques : puisqu’on souligne que les nouvelles menaces présentent fondamentalement un caractère mondial, les hypothèses d’intervention se maintiennent elles aussi à un niveau global. Certes, cette logique montre que l’Allemagne prend ses distances vis-à-vis d’une conception de sécurité focalisée sur l’Europe centrale ; mais la question de savoir quelles régions, quels intérêts sont stratégiquement déterminants reste sans réponse. La vague d’indignation interne que provoqua l’ex-président de la République fédérale Horst Köhler – et sa démission subséquente – en appelant l’Allemagne, grande nation industrielle et commerciale, à sécuriser ses intérêts y compris par des moyens militaires atteste des difficultés allemandes en la matière.

Dans la population, les scénarios d’intervention armée suscitent en revanche des prises de position nuancées. Un sondage de 2006 (l’année de la publication du Livre blanc) d’un institut de la Bundeswehr montre que la stabilisation des régions en crise est jugée comme de première importance pour les forces armées, mais les personnes interrogées ne mettent pas toutes l’accent sur les mêmes zones. 63 % d’entre elles estiment que la Bundeswehr pourrait intervenir dans cette logique en Europe, mais elles ne sont que 33 % à le penser si l’on parle du Proche-Orient et 31 % pour l’Afrique. Le sondage montre également des clivages nets sur les objectifs légitimant une intervention. En cas de menace imminente de génocide, une courte majorité de 56 % soutiendrait l’envoi des forces allemandes. Pour la tenue d’élections démocratiques, les avis positifs ne sont plus que de 38 %, et pour renverser un gouvernement violant les droits de l’Homme, seulement de 18 %. On peut interpréter de manière analogue le fait que ces dernières années (de 2006 à 2010), seule une minorité de sondés estimait que la guerre pouvait être, sous certaines conditions, nécessaire pour établir la justice, une nette majorité rejetant cette affirmation.

L’acceptation des pertes humaines, pour soi ou pour les autres, est étroitement liée à la question de l’emploi du militaire. Dans les deux cas, la tolérance de l’opinion est très faible en Allemagne : la classe politique fait donc de ce problème une sorte de tabou. La controverse sur le monument en l’honneur des soldats morts en opération est significative, tout comme les efforts récurrents des politiques allemands pour éviter de qualifier de « guerre » l’intervention en Afghanistan. Et les victimes étrangères ne sont guère mieux acceptées par l’opinion allemande – comme en témoigne la virulence des critiques suscitées par le bombardement par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) (sur demande de la Bundeswehr) de deux camions-citernes dans la province afghane de Kunduz. L’indignation médiatique ne visait pas alors seulement les pertes civiles, mais aussi le projet d’« élimination ciblée » de chefs talibans.

L’idée que l’assassinat ciblé d’ennemis, dans une guerre ou dans des circonstances analogues, pourrait être légitime et même nécessaire a été complètement occultée dans le débat allemand. En Allemagne, gouvernement, partis, opinion publique ne se retrouvent donc pas dans un consensus stratégique simple et pérenne autour d’une même conception du recours au militaire. Ce consensus doit être recréé chaque fois que la Bundeswehr est susceptible d’être envoyée en opération extérieure – ce qui a pour effet d’instrumentaliser les thèmes de politique étrangère au service d’objectifs de politique intérieure. À Berlin, les partis se souviennent très bien de la campagne législative de 2002 : marquée par le débat sur l’Irak, elle avait démontré que le thème de la paix pouvait, en Allemagne, faire gagner une élection.

Dans ce contexte, définir les modalités de la participation allemande aux interventions militaires est difficile. La nécessité d’obtenir un mandat détaillé du Bundestag avant chaque déploiement de l’armée allemande – « armée parlementaire » – complique encore la situation : ce n’est plus seulement la question du « si » qui est posée publiquement, mais encore celle du « comment » – aviation de combat, artillerie lourde, etc. ? La prolongation du mandat de la Marine pour l’opération Active Endeavour de l’OTAN, en décembre 2010, a fait l’objet d’un débat difficile, alors même qu’aucune opération de combat n’était à prévoir. L’opposition avait alors résolument désapprouvé la demande du gouvernement, mettant en doute a nécessité même d’une intervention qui vise depuis huit ans à observer et à dissuader les terroristes dans l’espace méditerranéen.

L’examen des opérations extérieures menées par la Bundeswehr montre qu’ou bien elles se sont déroulées dans un cadre limité, avec une préférence pour des interventions de basse intensité, impliquant une faible probabilité d’actions de combat ; ou bien, pour des missions plus larges, plus robustes, elles ont exigé une discussion longue sur la scène politique intérieure, ou été rendues possibles parce que la population allemande se sentait directement et concrètement concernée. Cela a par exemple été le cas lorsque plusieurs centaines de milliers de réfugiés sont arrivés en Allemagne lors des guerres de Yougoslavie, suscitant une vague de sympathie, ou après les attentats du 11 septembre 2001 – la solidarité de la population allemande constituant le fondement même de la participation à l’opération Enduring Freedom. Une phase diplomatique prolongée peut aussi permettre de convaincre l’opinion, comme dans le cas de l’Afghanistan (avec la conférence de Bonn-Petersberg) et des négociations de Rambouillet avec la Serbie sur le Kosovo (leur échec avait constitué un argument plausible en faveur de l’intervention contre le régime Milosevic, qui avait pu être présenté à l’opinion et au Bundestag, même en l’absence d’accord de l’Organisation des Nations unies [ONU]).

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[Edito] Guerre contre le terrorisme et avenir de la PAC au menu du dernier Politique étrangère

Le n°2/2011 de Politique étrangère est disponible. Les deux thématiques à l’honneur pour ce numéro sont « Al-Qaida et la guerre contre le terrorisme » et « L’Avenir de la PAC« .

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EDITO
Ces derniers mois ont déclaré Oussama Ben Laden mort deux fois : noyé dans les aspirations démocratiques arabes, puis abattu au Pakistan. Sa gloire aurait-elle duré dix ans seulement qu’elle laisserait pourtant le monde différent. Certes, le 11 septembre 2001, qui impose l’image d’un « hyperterrorisme » et celle d’une « islamisation » de la violence, n’est pas l’événement singulièrement fondateur que d’aucuns décrivirent alors : l’ascension des économies émergentes ou la crise économique marquent déjà le siècle de tendances longues autrement plus déterminantes. D’une certaine manière, le 11 septembre accouche pourtant d’un monde nouveau, en ce qu’il ouvre une vision neuve des rapports de force dans le monde, des rapports entre unités politiques contemporaines.

 

Dans les années qui suivent le coup de tonnerre de septembre 2001, certains commentateurs installent le phénomène terroriste au cœur des scénarios de violence du siècle qui s’ouvre : l’asymétrie terroriste, appuyée sur le développement et la diffusion des technologies, sera la référence des conflits du siècle, y occupera une place centrale, de plus en plus large. Dix ans plus tard, la prédiction ne s’est pas réalisée. Et les mesures mises en œuvre par les États – dont le 11 septembre signe d’une certaine manière le « retour » – s’avèrent plutôt efficaces pour maintenir les actions terroristes dans une relative marge, aussi sanglante soit-elle.

Il reste que cette période a profondément modifié notre vision du monde. Du côté des puissances, les succès de la lutte antiterroriste, mais aussi les terribles errances de la puissance américaine dessinent une scène internationale différente. Les États-Unis sont toujours là, dominants, centraux, mais changés. Ailleurs, l’idée même d’asymétrie et l’échec américain en Irak – avant même qu’on ne puisse tirer un bilan de la guerre afghane – dessinent aussi un monde plus divers. Un monde où les hypothèses de conflits et les formes d’usage de la force sont beaucoup plus nombreuses, déclinées, que ce que nous imaginions dans la dernière décennie du XXe siècle.

Le dossier que publie ici Politique étrangère témoigne de cette diversité du monde conflictuel, sans doute plus visible depuis dix ans, et de la difficulté qu’ont les puissances classiques à s’y orienter. Le terrorisme apocalyptique ne s’est pas concrétisé. Al-Qaida survit, mais sous des formes localement plus que globalement dangereuses, et des formes d’organisation que nous n’avions guère imaginées. Les engagements en Irak puis en Afghanistan renvoient à des formes de guerre où les rapports asymétriques prédominent, contraignant les armées occidentales à revenir à des formes de raisonnement oubliées – contre-insurrection, pacification, etc. Le tout sous cette interrogation plus globale : nos esprits, nos modes de raisonnement doivent certes évoluer, mais aussi nos structures de forces ; dans quel sens, et avec quels moyens ?

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Cette dernière question – l’adéquation des instruments politiques et militaires aux décisions d’engagement, d’intervention dans un conflit – est clairement posée par l’aventure libyenne. À l’heure où ces lignes sont écrites, son issue n’est pas connue ; elle a pourtant déjà, très près de nous, fait plusieurs blessés.

Au premier chef, c’est la notion même d’intervention humanitaire qui est sans doute touchée. Décidée selon d’honorables critères de protection des populations, l’intervention aérienne contre le régime Kadhafi paraît vite quelque peu brouillonne (sans objectif militaire ni politique clairement identifié), voire assez arbitraire : les populations libyennes ont droit à la protection internationale, mais pas les syriennes. On comprend bien pourquoi ; il reste que c’est la légitimité même de l’intervention internationale dans ces opérations humanitaires qui s’en trouve questionnée – sans parler des divergences d’interprétation des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies entre ceux-là mêmes qui les votent. Autre victime : l’Union européenne (UE), aux abonnés absents de la diplomatie, et qui se divise sur Schengen, l’un de ses acquis les plus symboliques aux yeux du monde extérieur. Aucune puissance européenne n’a apparemment songé à inscrire ses débats et décisions dans le cadre de la fameuse Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) que le traité de Lisbonne devait réorganiser.

Victime collatérale peut être encore plus significative pour le court terme : l’entente franco-allemande. L’abstention de la République fédérale d’Allemagne (RFA) dans l’affaire libyenne est étonnante pour un pays qui aspire à un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Mais elle est plus préoccupante par ce qu’elle suggère, à terme, de désir de désengagement de la part d’une puissance européenne dominante : Berlin en est-il vraiment à se vouloir une puissance exclusivement commerciale, économique, civile ? Dernière victime – en perspective –, enfin : l’Alliance atlantique. La division des alliés, la valse-hésitation des principaux d’entre eux autour de son rôle dans la manœuvre militaire viennent s’ajouter à la confusion qui se profile face à l’enlisement des opérations afghanes… Décidément, 2011 risque, bien au-delà de la Méditerranée, de marquer la décennie.

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Ce numéro de Politique étrangère interroge encore l’avenir de l’UE autour d’une de ses politiques les plus emblématiques : la Politique agricole commune (PAC). Succès incontestable pour l’agriculture européenne dans son ensemble depuis plusieurs décennies, instrument décisif d’intégration, en particulier pour les derniers élargissements en Europe centrale, la PAC se retrouve au centre des discussions sur les budgets futurs, c’est-à-dire la politique à venir de l’UE, en un temps de doute général sur les voies et les finalités mêmes de la construction européenne. Le paradoxe étant que l’évolution internationale rend cette politique commune sans doute plus nécessaire que jamais. Certes, la PAC doit évoluer, s’adapter à des temps nouveaux, mais seule une politique européenne intégrée peut contribuer à répondre aux gigantesques défis qui s’annoncent : sécurité alimentaire de la planète, nécessité d’amortir l’effet des fluctuations des prix des matières premières, danger environnemental, etc.

Interventions internationales – Afghanistan, Liban, Côte d’Ivoire, Libye – ; institutions internationales – Organisation des Nations unies (ONU), UE – ; évolutions et dynamiques des conflits dix ans après le 11 septembre : avec ce numéro, Politique étrangère choisit de camper au cœur de débats qui ont toutes chances d’organiser la décennie qui s’ouvre.

 

Le Système monétaire européen après cinq ans, par Raymond Barre (1984)

Alors que la crise de l’euro continue d’agiter le débat public, on pourra relire avec intérêt ce premier bilan du Système monétaire européen, dressé cinq ans après sa création, publié dans Politique étrangère no 1/1984. Raymond Barre, Premier ministre lors de la mise en place du SME et partisan de la rigueur monétaire, en souligne les trois apports principaux : une plus grande stabilité des monnaies, la convergence des politiques économiques (on pense ici au tournant de la rigueur pris par la France au printemps 1983) et l’absence du recours au protectionnisme. S’il convient que le SME doit s’améliorer – et notamment se doter d’une politique commune vis-à-vis du dollar –, Raymond Barre appelle à un usage plus large de l’ECU, notamment dans les opérations commerciales, à sa reconnaissance en tant que monnaie, et conclut à son rôle politique comme accélérateur de la construction européenne.

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Le Système monétaire européen fonctionne maintenant depuis cinq ans. C’est un beau succès pour une réalisation communautaire qui suscita au départ beaucoup de scepticisme, sinon d’hostilité. Le SME marquait l’aboutissement d’un long effort pour doter la Communauté d’une organisation monétaire qui lui permette d’affirmer son originalité et de rechercher la stabilité. C’est en février 1969, alors que l’on pouvait déjà pressentir ce que l’on devait appeler plus tard la « crise monétaire internationale », que j’avais présenté au nom de la Commission des Communautés européennes, des propositions en vue d’organiser une coopération économique et monétaire plus étroite entre les Six. Ce fut à l’époque une proposition tenue pour insolite. La réponse fut donnée en termes de surenchère : pourquoi faire preuve de tant de timidité et de prudence alors que la Communauté devrait devenir à terme une Union économique et monétaire ! De sommets en conseils, on discuta avec une imagination plus inhibitrice que créatrice les conditions et les étapes d’une telle Union. Alors naquit le « Serpent dans le tunnel », puis le « Serpent sans tunnel » ; puis le « Serpent » perdit quelques-uns de ses anneaux au beau milieu des vicissitudes monétaires internationales, liées aux difficultés du dollar et au premier choc pétrolier. Un mouvement récurrent de va-et-vient saisit notamment le franc français entre 1974 et 1976. Au lendemain des élections législatives françaises de mars 1978, l’équilibre extérieur français ayant été rétabli, le franc français ayant été stabilisé, les perspectives économiques et politiques françaises paraissant mieux assurées, le président Giscard d’Estaing et le chancelier Schmidt décidèrent de relancer le projet d’organisation monétaire de la Communauté.

Grâce à la volonté et à la force de persuasion du chancelier de la République fédérale, les réticences allemandes, à de nombreux niveaux, furent surmontées. Le Système monétaire européen fut mis en place, seule la Grande-Bretagne décidant de rester à l’écart du régime de changes stables, mais ajustables, qui est l’un des éléments constituants de ce système. La Grande-Bretagne acceptait cependant le principe du SME et la livre sterling était prise en compte dans la définition de l’unité de compte du système, l’ECU. Ce qui avait été cependant décisif, c’était la volonté commune franco-allemande, reposant sur une plus grande convergence des conceptions économiques et des politiques économiques. Entre mars 1979 et mai 1981, la stabilité du deutschmark et du franc français allaient permettre une évolution ordonnée et satisfaisante du SME. A partir de mai 1981, les fortunes du franc français furent plus changeantes. Le SME fit alors preuve d’une grande souplesse d’adaptation, tandis qu’il apparaissait de plus en plus comme un butoir aux excès de certaines politiques économiques incompatibles avec la logique interne et les disciplines de la Communauté. Mais le SME est devenu en même temps un instrument efficace au service de l’Union des pays de la Communauté : aussi bien par la stabilité économique et monétaire qu’il tend à promouvoir au sein de la Communauté et au sein des relations monétaires internationales, que par le rôle que commence à jouer et que semble devoir de plus en plus jouer l’ECU.

Depuis sa création, le Système monétaire européen a eu trois consé quences importantes pour les pays de la Communauté.

Il a tout d’abord permis une stabilité des taux de change plus grande entre les monnaies des pays-membres qu’entre ces monnaies et le dollar, le yen ou la livre sterling. La variation mensuelle moyenne du taux de change effectif des monnaies au sein du SME a été de 1,2 % à 1,5 % dans la période 1979-1983 alors qu’elle a été de 2,3 à 2,8 % pour le dollar, le yen et la livre.

Entre 1979 et 1983, si l’on prend le deutschmark pour référence, les fluctuations des taux de change des sept autres monnaies du SME ont été de 0,5 à 0,8 %, alors que les fluctuations du dollar, du yen et de la livre étaient de 2,4 à 2,7 %.

Certes, des réalignements monétaires ont eu lieu assez fréquemment au sein de la Communauté : sept en cinq ans. Le système admet des dévaluations ou des réévaluations des taux de change ; mais il a été à l’origine conçu pour éviter des ajustements de change trop fréquents grâce à une meilleure convergence des politiques économiques. De ce point de vue, son succès n’est pas encore satisfaisant, bien que certains progrès aient été enregistrés au cours des deux dernières années.

En particulier, l’évolution des taux de change au sein de la Communauté depuis 1979 n’a plus sur-compensé les différentiels d’inflation. Il n’y a eu dans les relations de change entre les monnaies de la Communauté ni surappréciation, ni surdépréciation, analogues à celles que l’on a pu observer pour d’autres monnaies qui flottent isolément, et notamment pour le dollar. Le fonctionnement du SME a ainsi permis, à l’occasion des ajustements de change, d’exercer une pression constante en faveur d’une plus grande stabilité des prix.

Ceci tient pour une large part à ce que les décisions relatives aux cours-pivots tendent à devenir des décisions collectives. Alors qu’auparavant les institutions communautaires se bornaient à ratifier des décisions unilatérales, des négociations serrées se déroulent maintenant au sein du Comité monétaire et du Conseil des ministres et évitent des modifications excessives, notamment des « dévaluations de combat ».

Enfin les réalignements tendent à être multilatéraux : pays à monnaie faible et pays à monnaie forte y apportent leur contribution, même si, pour ces derniers, la réévaluation de leur monnaie est parfois un « geste politique » plus qu’une mesure totalement justifiée par des raisons économiques.

Si le Système monétaire européen n’a pas contribué davantage à une plus grande stabilité monétaire, c’est, semble-t-il, pour deux raisons. D’une part, les changements des cours-pivots ont été parfois retardés par des considérations politiques : certains ajustements ont donc dû être effectués « à chaud ». D’autre part, comme l’a souligné la Commission des Communautés européennes, certains pays-membres ont recouru à de larges emprunts sur le marché international des capitaux ; ils ont ainsi évité de recourir aux facilités conditionnelles prévues par le Système. Les arrangements prévus pour le soutien monétaire à court terme et pour le concours financier à moyen terme — qui imposent des engagements de politique économique — n’ont pas été utilisés alors que les crédits inconditionnels à très court terme que se font les banques centrales ont fait l’objet d’importants tirages. Le recours aux « facilités communautaires » pour des raisons de balance des paiements n’a été effectué que par la France en mai 1983 (emprunt de 4 milliards d’ECU).

La seconde conséquence de la mise en place du Système monétaire européen a été de favoriser une plus grande convergence des politiques économiques entre les Etats-membres. Certes la coordination « institutionnalisée » de ces politiques est loin d’être réalisée et ne paraît pas devoir l’être de sitôt. Mais on voit s’établir ce que l’on pourrait appeler une « surveillance » des politiques, au sens où le Fonds monétaire international emploie ce concept pour les taux de change.

Depuis deux ans, par la force des choses souvent plus efficace que la volonté des hommes, les pays membres du SME mettent en oeuvre des politiques tendant à réduire leurs déficits budgétaires, à redresser leurs balances de paiement, à obtenir une évolution plus modérée des revenus et à améliorer la situation financière des entreprises. L’objectif de lutte contre l’inflation et de retour à la stabilité est devenu un objectif accepté par tous. L’avertissement que constitue pour un gouvernement l’affaiblissement de sa monnaie dans un régime de changes stables l’oblige à ne pas éluder les réalités ou à ne pas différer indéfiniment les choix indispensables.

En troisième lieu, la coopération économique et monétaire qui s’est intensifiée par l’intermédiaire du SME a écarté de certains pays la tentation protectionniste que les difficultés internes auraient pu susciter. Certes, droits de douane et contingents n’existent plus au sein de la Communauté, mais on ne peut pas dire que les obstacles non tarifaires aux échanges, comme les normes, l’impossibilité ou la grande difficulté d’obtenir des marchés publics au sein de chaque Etat-membre, aient disparu : il n’y a pas encore de vrai grand marché intérieur au sein de la Communauté. Il aurait été grave que l’augmentation du chômage ou certaines difficultés régionales ou sectorielles ou que de trop graves déséquilibres de balance des paiements eussent conduit à des mesures de sauvegarde intracommunautaires. En même temps que celles-ci étaient écartées, la Communauté pouvait, sur le plan international, éviter de donner un exemple de retour au protectionnisme, qui n’aurait pas manqué de susciter une fâcheuse contagion.

Aujourd’hui en tout cas, les pays membres du SME peuvent effectuer de 40 à 50 % de leur commerce extérieur dans des conditions très favorables de liberté des échanges et de relative stabilité des changes.

Je ne m’étendrai pas sur les déficiences du SME que certains critiques ont mises en relief. Les interventions des banques centrales à l’intérieur des marges ont été pratiquées en dollar, ce qui ne favorise pas la cohésion du système ; mais l’avantage considérable du dollar est qu’il est la monnaie d’intervention par excellence pour une banque centrale et on ne voit pas quelle monnaie communautaire, y compris le deutschmark, pourrait jouer un rôle similaire. On observera cependant que les interventions en monnaies du Système effectuées à l’intérieur des marges ont représenté, sur les cinq années passées, plus de la moitié des interventions.

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[Les grands textes] Problèmes et perspectives du ravitaillement de l’Europe en pétrole

Fondateur de l’ENI – qui a largement contribué à combattre l’oligopole des sept majors du pétrole –, Enrico Mattei a œuvré à une répartition des profits plus favorable aux Etats producteurs qu’aux compagnies pétrolières. Dans cet article, publié dans Politique étrangère no 5/1957 juste après la crise de Suez, il insiste sur le rôle fondamental du Moyen-Orient dans l’approvisionnement de l’Europe en pétrole – donc dans sa compétitivité – et sur la nécessité de redéfinir les rapports entre pays producteurs et firmes concessionnaires. Il explique en particulier que l’ENI et la National Iranian Oil Company ont conclu, au-delà d’un simple contrat d’exploitation, un véritable accord d’association servant leurs intérêts mutuels – le souvenir de la nationalisation de l’Anglo-Iranian Oil Company en 1951 est alors encore récent. Une relecture utile au moment où les besoins énergétiques des puissances émergentes connaissent une forte croissance.

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Le problème énergétique italien

La principale cause du développement limité de l’industrie italienne durant le siècle dernier, a été le manque de charbon et de minerais de fer. A l’heure actuelle notre pays en ressent encore les effets malgré les changements survenus dans les domaines de la technique et de l’économie. Dans l’Italie du Nord, le manque de charbon a été compensé en partie par l’existence de ressources hydro-électriques considérables, mais déjà presque entièrement exploitées.

Cette situation de fait est à l’origine de la grande importance des hydrocarbures dans le bilan italien de l’énergie. Les premières recherches d’hydrocarbures eurent lieu en Italie dès la fin du siècle dernier. Mais l’on n’y consacrait que de faibles moyens, si bien que les initiatives prises finirent par s’enliser. L’Etat intervint entre 1911 et 1925 au moyen d’appuis financiers et de facilités qui n’eurent pas néanmoins l’efficacité voulue, jusqu’à ce qu’en 1926, une fois constatée l’insuffisance de l’initiative privée, il décida la constitution de l’Azienda Generale Italiana Petroli (AGIP).

Durant les années suivantes, l’AGIP conçut, et réalisa un plan bien ordonné de recherches sur tout le territoire national, alors que les particuliers concentraient surtout leurs efforts dans l’exploitation à des profondeurs limitées des gisements de méthane découverts dans le Polesine. Après une série de découvertes d’intérêt mineur, l’AGIP put vérifier pleinement, en mars 1946, la grande importance du gisement de Caviaga. D’autres découvertes se succédèrent à un rythme rapide, ouvrant les perspectives les plus brillantes à la production d’hydrocarbures dans la vallée du Pô. On se trouva placé devant un choix : laisser aux compagnies privées, dont l’intérêt s’était éveillé après le succès de l’AGIP, l’exploitation des ressources en hydrocarbures de la plaine du Pô, ou réserver cette activité à l’Etat qui, à travers sa propre entre prise, avait mené à bonne fin les recherches dans cette zone.

Le législateur adopta la seconde solution, en attribuant à l’ENI, organisme de droit public, l’exclusivité dans la vallée du Pô de la recherche et de l’exploitation des gisements d’hydrocarbures, ainsi que de la construction et de l’exploitation des pipe-lines pour leur transport.

 

La contribution de l’ENI

Les résultats obtenus au cours des années suivantes confirmèrent pleinement la sagesse de cette décision. La production de gaz naturel, qui était de 17 millions de mètres cubes en 1938 et de 64 millions en 1946, s’éleva à 4.465 millions en 1956, dont 4.159 fournis par l’ENI. On prévoit que dans l’année en cours, elle atteindra 5.000 millions de mètres cubes, dont 4.700 produits par l’ENI.

L’apport en pourcentage du méthane au bilan italien de l’énergie— ainsi qu’il ressort du tableau statistique qui figure en annexe — est passé de 0,6 % en 1948 à 13 % en 1956, résultat d’autant plus appréciable que la consommation d’énergie a plus que doublé entre-temps.

La production nationale de pétrole brut, quoique loin de satisfaire les besoins italiens, est elle aussi, en continuel développement. Après la découverte du gisement de Cortemaggiore par l’AGIP en 1948, d’autres découvertes de pétrole ont été faites au cours de ces dernières années dans les Abruzzes et en Sicile, tant par des entreprises privées, que par l’ENI. La dernière en date est celle du gisement de Gela par l’ENI : le premier puits donne 200 tonnes par jour de pétrole brut, deux autres puits sont presque terminés et 5 en cours de forage.

Malgré les progrès accomplis dans le développement des res sources italiennes en matière d’énergie, la couverture totale des besoins dépend, en attendant que l’énergie nucléaire puisse être utilisée, de l’importation d’hydrocarbures.

L’organisme que j’ai l’honneur de présider a en programme, pour les années à venir, une activité intense pour le développement de l’énergie nucléaire, ainsi que pour les recherches d’hydrocarbures à l’étranger. J’estime qu’il est nécessaire d’illustrer ici brièvement les résultats que nous avons déjà obtenus à l’étranger.

En Egypte, la production dans les gisements d’El Belayim et d’Abu Rudeis, atteint un million de tonnes par an, et continue de s’accroître. On prévoit pour 1958 une production de deux millions de tonnes et de trois millions en 1959.

Depuis le mois de juillet de cette année, des chargements de pétrole extrait par l’ENI en Egypte ont commencé a affluer dans les ports italiens à une cadence d’environ 60.000 tonnes par mois qui passeront en 1958 à 100.000-120.000 tonnes ; dans très peu de temps, donc, cette source constituera une contribution importante à la couverture des besoins pétroliers de l’Italie.

Des possibilités encore plus étendues sont offertes par l’accord réalisé par l’ENI avec la Société Nationale iranienne du pétrole (NIOC) dont je parlerai plus loin d’une manière plus détaillée, et qui permettra à l’Italie d’effectuer des recherches pétrolières dans 3 zones intéressantes couvrant au total une superficie d’en viron 23.000 kilomètres carrés. Des initiatives analogues seront entreprises également dans d’autres Etats et d’autres territoires, si la possibilité nous en est offerte et si nous les estimons susceptibles de développements intéressants.

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