Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2025 de Politique étrangère (n° 2/2025). Louis Perez propose une analyse de l’ouvrage de Laure de Roucy-Rochegonde, La guerre à l’ère de l’intelligence artificielle. Quand les machines prennent les armes (PUF, 2024, 344 pages).

L’IA est aujourd’hui omniprésente, jusqu’à s’inviter dans l’illustration de couverture de ce livre. La guerre ne saurait y échapper.

Le titre accrocheur dissimule un propos substantiel et une réelle ambition : celle d’ordonner la cacophonie des enjeux et des discours, portés par des intérêts variés, à travers l’édification d‘une théorie du contrôle de la force, clé de voûte de l’ouvrage.

L’argument central repose sur un paradoxe : en dépit d’un consensus sur la nécessité d’un contrôle humain des systèmes d’armes létales autonomes (SALA), leur autonomie empêche l’émergence d’une régulation effective. L’auteure identifie un vide conceptuel autour de la notion même de contrôle de la force, qualifiée d’impensé de l’environnement normatif international. La première partie de l’ouvrage conceptualise le contrôle de la force comme produit d’une méta-norme relative aux conceptions qu’ont les acteurs d’un usage approprié de la force. Selon l’auteure, cette méta-norme est aujourd’hui en transition, mise à mal par l’essor des SALA. Les parties suivantes déclinent cette théorie à travers trois formes de contrôle : humain (chapitres 3 et 4 : un contrôle par et pour l’humain), politique (chapitres 5 et 6 : un contrôle des acteurs non étatiques et des organisations militaires) et international (chapitres 7 et 8, en lien avec la compétition entre États et le multilatéralisme).

La force de l’ouvrage réside dans sa capacité à ordonner un matériau dense et technique à l’aide d’un cadre théorique structurant. On peut néanmoins formuler certaines réserves. La notion de méta-norme revêt une dimension clairement sociologique, qui reste relativement peu explicitée et exploitée, notamment quant à ses implications épistémologiques. Par ailleurs, la distinction entre les trois formes de contrôle semble parfois artificielle : si le contrôle humain apparaît central, les contrôles politique et international semblent rattachés à l’édifice théorique, ce qui engendre quelques redondances ou incohérences. De même, la portée de la théorie, au-delà du cas des SALA, reste à démontrer. En somme, la théorie sert ici de structure aux idées développées mais pourrait être plus consolidée, ce qui ne retire rien à l’utilité des analyses conduites dans chacun des chapitres.

Le titre, promettant une réflexion large sur « la guerre à l’ère de l’IA », peut induire en erreur : l’analyse se concentre presque exclusivement sur les SALA, laissant de côté d’autres applications militaires de l’IA qui, certes, menacent moins directement le contrôle humain sur la force. On comprend ce choix eu égard à la théorie développée. Enfin, si de nombreuses références à la mythologie et à la science-fiction apportent une respiration littéraire bienvenue, elles pourraient être perçues comme entretenant une certaine mythification du sujet, déjà trop présente dans les discours médiatiques.

En dépit de ces nuances, l’ouvrage constitue une précieuse contribution au débat. Il propose un cadre conceptuel original, s’appuie sur une documentation riche et complète, et est plaisant à lire. Les chercheurs y trouveront matière à réflexion ; les praticiens, des outils conceptuels utiles ; les non-spécialistes, une entrée accessible pour un sujet à forts enjeux. Il s’agit dès lors d’un livre important pour quiconque s’intéresse à l’IA militaire.

Louis Perez

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