Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2025 de Politique étrangère (n° 2/2025). Lena Gutheil propose une analyse de l’ouvrage de Kevin P. Donovan, Money, Value, and the State: Sovereignty and Citizenship in East Africa (Cambridge University Press, 2024, 386 pages).

En examinant la décolonisation en Afrique de l’Est du point de vue de l’autodétermination économique, Kevin P. Donovan éclaire le début de la période d’indépendance au Kenya, en Tanzanie et en Ouganda. Anthropologue, il fournit une riche ethnographie historique de l’ordre social produit par l’économie politique postcoloniale, déplaçant notre regard vers les luttes entre banquiers, bureaucrates, agriculteurs et contrebandiers.
Avant les indépendances, l’Afrique de l’Est partageait une monnaie commune – le shilling est-africain – avec une libre conversion avec la livre sterling, ce qui facilitait les exportations vers le Royaume-Uni. Après les indépendances, les nouveaux États ont créé des monnaies nationales contrôlées par leurs banques centrales. Cette étape importante vers l’autodétermination économique a été contrecarrée par le fait que la valeur de la monnaie nationale dépendait de l’accumulation de réserves en dollars et en livres sterling. Ces États sont donc devenus des money changer states, comme les appelle Donovan, monopolisant les monnaies et contrôlant les taux de change.
Au cœur de l’analyse : la question de l’utilisation de l’argent comme instrument de gouvernance par l’État, et des types de citoyens produits par ces instruments. Pour renforcer leurs demandes en devises étrangères, les citoyens ont fait appel au patriotisme, comme ce chef de comté ougandais qui explique dans sa demande de shillings kenyans que les pièces de rechange kenyanes pour véhicules dont il a besoin « serviront à mes compatriotes, ce qui me permettra de me déplacer et d’expliquer plus efficacement les politiques du gouvernement ». L’aspiration à la souveraineté économique postcoloniale était en même temps un projet culturel qui exigeait, dans une certaine mesure, des citoyens dociles.
Donovan montre que ce projet culturel n’a pas complètement abouti : il s’agissait plutôt d’une lutte permanente. Confrontés à des difficultés économiques croissantes dans la seconde moitié des années 1970, les agriculteurs ont refusé de vendre leurs récoltes à des organisations coopératives pour l’exportation, privilégiant la subsistance. Les citoyens ont également subverti le régime monétaire en se livrant à la contrebande, en particulier dans les régions frontalières.
Des extraits de lettres et de nombreux récits donnent vie à des faits historiques abstraits et témoignent d’un exceptionnel travail d’archive. Le foisonnement de détails et une structure conceptuelle manquant parfois de clarté rendent pourtant parfois la lecture difficile. Les riches contributions théoriques, par exemple sur la citoyenneté économique, gagneraient à être mises en avant dans les chapitres empiriques.
La principale richesse de l’analyse est qu’elle illustre la nature mutuellement constitutive de l’ordre social produit par les trois régimes monétaires postcoloniaux. Alors que ceux qui avaient accès aux devises étrangères étaient au sommet de la hiérarchie, d’autres (femmes et enfants notamment) comblaient les lacunes économiques par des travaux agricoles et domestiques non rémunérés. La citoyenneté était également fortement racialisée : la lutte pour l’autodétermination économique a culminé avec l’expulsion des Asiatiques d’Ouganda par Idi Amin en 1972. Donovan montre bien comme l’économie politique postcoloniale a produit des divisions et des inégalités, autant qu’elle a produit la nation.
Lena Gutheil
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