Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2025 de Politique étrangère (n° 3/2025). Lukas Aubin propose ici une analyse de l’ouvrage d’Alexeï Navalny, Patriote (Robert Laffont, 2024, 544 pages).

Publié à titre posthume huit mois après la mort en prison d’Alexeï Navalny à 47 ans, Patriote s’impose comme le témoignage majeur de l’un des principaux opposants russes à Vladimir Poutine. Le livre retrace l’histoire de Navalny : son enfance dans l’URSS des pénuries, sa prise de conscience des injustices de l’ère post-soviétique, son ascension comme militant anti-corruption et figure de proue de l’opposition, enfin ses dernières années de détention. Le texte est vivant, souvent ironique, et l’auteur parvient à dépeindre les épreuves les plus sombres avec humour et sérénité.

Navalny décrit sa jeunesse dans une famille modeste, marquée par l’effondrement de l’URSS et le chaos des années 1990. Tôt révolté par la corruption endémique, il perd ses illusions sur l’élite post-soviétique et dresse un portrait au vitriol d’un Boris Eltsine « malhonnête » et d’un Dmitri Medvedev « crétin… corrompu jusqu’à la moelle ». En 2011, il lance son Fonds de lutte contre la corruption. Il revient sur ses succès électoraux partiels – notamment sa campagne de 2013 à la mairie de Moscou, où il réunit 27 % des voix.

Puis le cœur du livre bascule et se transforme en journal de bord d’une lutte acharnée contre la machine répressive. Navalny narre la répression qu’il subit : arrestations, procès fabriqués, harcèlement policier, tentative d’assassinat par empoisonnement au Novitchok en 2020. Il explique pourquoi il choisit de rentrer en Russie en janvier 2021 : par patriotisme. Ses carnets de prison décrivent isolement et brimades mais avec un optimisme obstiné. Patriote est aussi un réquisitoire contre le régime de Poutine et sa dérive autocratique, mais son discours reste centré sur l’intérêt de la Russie.

Malgré ses indéniables qualités, Patriote n’échappe pas à certaines limites de fond. La transition du récit autobiographique initial vers un journal de prison introduit un déséquilibre dans la structure du livre – Navalny reconnaît lui-même que son texte s’est mué en chronique carcérale. Il en résulte une seconde moitié d’ouvrage marquée par la monotonie propre au quotidien carcéral. Par ailleurs, centré sur l’expérience individuelle de son auteur, le témoignage peine à inscrire les événements dans une perspective historique ou théorique plus large, ce qui en limite la portée analytique.

Sur le plan politique, si Navalny affiche dans ses mémoires un patriotisme sincère et émaille son récit de propositions réformatrices explicites, il n’aborde qu’indirectement certaines ambiguïtés idéologiques de son parcours. Par exemple, sa rupture avec d’anciens accommodements nationalistes – lui qui avait naguère approuvé l’annexion de la Crimée – reste peu interrogée. Enfin, Navalny s’appuie sur une vision parfois binaire opposant une « Russie intègre » à une élite corrompue. Une posture mobilisatrice certes, mais qui simplifie la complexité du réel.

La portée politique et symbolique de Patriote est néanmoins incontestable. Ce texte résonne comme le testament d’un homme qui a donné sa vie pour ses principes. À l’heure où Moscou redouble de répression, son récit revêt la valeur d’un manifeste d’espoir têtu. En refermant ces Mémoires, le lecteur mesure la tragédie d’un destin individuel broyé par la raison d’État mais aussi l’espoir de lendemains qui chantent. Chaque page témoigne que l’idée de liberté en Russie, bien qu’étouffée, n’est pas éteinte : elle demeure en sommeil, prête à renaître quand l’histoire le permettra.

Lukas Aubin

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