Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2025 de Politique étrangère (n° 4/2025). Alain Dejammet, ambassadeur de France, propose ici une analyse de l’ouvrage de Thierry de Montbrial, L’ère des affrontements. Les grands tournants géopolitiques (Dunod, 2025, 552 pages).

Le président de l’Ifri ne s’épargne pas. À l’aube de l’été, alors que ses collègues politologues contemplent les vagues qui vont et viennent, Thierry de Montbrial, dans le calme de son bureau, rédige ses Perspectives d’ouverture du Ramses, rapport annuel de l’Ifri sur l’état du monde.
D’année en année, il se fait plus incisif, plus responsable aussi, en tirant leçon de plus d’un quart de siècle de vie diplomatique, décrivant, classant, esquissant quelque sage et patiente recommandation.
On le suit aujourd’hui avec la publication d’un ouvrage clef : L’ère des affrontements. Un titre révélateur. Thierry de Montbrial juge. Il n’a pas été dupe des synthèses béates que suscitait, à la fin du siècle, l’évocation mille fois commentée de la « mondialisation heureuse » ou de la « fin de l’Histoire ». Soyons objectifs : l’événement rare du nouveau millénaire n’a pas produit d’exceptionnelles divagations. À New York, la boule d’acier qui couronne un modeste gratte-ciel de Times Square est retombée au 1er janvier sans fracas. À Paris, les touristes se sont étonnés sur les Champs-Élysées de la pauvreté du feu d’artifice – et partout chacun est retourné à ses affaires.
Quelques années plus tôt, un vrai événement spectaculaire s’était produit sans autre réclame. Voici qu’à Bruxelles, où siège l’Alliance atlantique, le 23 décembre 1991, un diplomate soviétique, ancien ambassadeur à Paris, corrigeant le texte d’un banal communiqué commun avec les gens de l’Ouest, rayait, en tête du document, le mot : URSS. « L’URSS n’existe plus », venait-il de dire après s’en être assuré auprès de Moscou. Acte de décès jamais imaginé par les Occidentaux dans leurs prédictions les plus folles. Fabuleux succès de l’Alliance, consigné sans bruit ni fureur.
S’enchaînait dès lors, au tournant du siècle, la longue supplique des anciens pays satellites, voire d’anciens membres de l’URSS comme les pays baltes, frappant à la porte de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ou de la Communauté devenue Union européenne. C’est à peine si, dans le charivari, perçait le murmure des diplomates français qui, certes, se réjouissaient du cours des choses mais recommandaient que l’on prît un peu de temps – plus qu’une fin de semaine bruxelloise – pour s’interroger sur l’avenir de la sécurité européenne.
Thierry de Montbrial n’était pas étranger à cette réflexion, prônant pause et nouvelle négociation, à l’image de celle, finalement positive, menée par la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Le président de l’Ifri était expérimenté : il savait les critiques qu’appelle une diplomatie multilatérale parfois bavarde et brouillonne. Mais il avait pu constater qu’à l’ONU les diplomates s’étaient très vite entendus, sans acrimonie, pour désigner la Fédération de Russie – capitale Moscou, drapeau rouge, bleu et blanc… – comme État successeur de la défunte URSS, membre permanent du Conseil de sécurité. Bel exemple de règlement rapide, juste, raisonnable : en un mot, réaliste.
Mais il y avait encore mieux à faire. Au lendemain de l’éclatement de l’URSS, après la disparition du Pacte de Varsovie, c’était l’organisation de l’Europe entière, avec ses préoccupations récurrentes de sécurité, qu’il eût fallu mettre en chantier, comme les diplomates – au moins français – en avaient le pressentiment. Ce fut aussi l’opinion, alors confortée par des transitions diplomatiques pacifiques, du fondateur de l’Ifri. Et c’est encore le plaidoyer de Thierry de Montbrial aujourd’hui, fil rouge d’une partie des remèdes qu’il entrevoit à « l’ère des affrontements ».
Ces derniers sont hélas évidents. Ils déchirent une partie de l’Europe et débordent sur tous les continents, de l’Amérique centrale où les troubles reprennent, de l’Afrique aujourd’hui méconnaissable, du Moyen-Orient où les guerres – Syrie, Liban, Israël, Yémen, Iran – s’enchaînent, à l’Asie suspendue aux oscillations chinoises.
La diplomatie peut-elle réussir ? Le supposer, et encore plus le dire, relève de l’acte courageux. Car la guerre nourrit la guerre, et tout propos insuffisamment guerrier déclenche une argumentation méprisante autour du souvenir honteux de la conférence de Munich. Le parallèle entre les deux crises n’est pas juste car, à l’échelle alors d’une partie de l’Europe – Allemagne, Autriche, Tchécoslovaquie –, on peut opposer, dans l’ensemble du monde, la liste impressionnante, depuis 1945, des négociations territoriales, des règlements institutionnels post-coloniaux, des tracés de frontières, des fusions – on hésite à ajouter : des acquisitions.
L’incapacité des Européens à dessiner une nouvelle organisation de leur continent a d’autres raisons. Les propositions ne manquaient pourtant pas. Tous les appareils diplomatiques avaient saisi leurs chefs d’État de plans relativement simples, prévoyant pour l’Europe une structure pyramidale, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) au sommet distribuant le règlement des crises, au choix, à l’ONU, à l’OTAN ou à l’Union européenne.
Deux mouvements intervinrent pour freiner, voire délaisser, l’examen de ces propositions structurelles. Le premier tint à la réussite des conseillers du président français, qui le convainquirent que son principal succès serait moins de s’opposer aux vues éventuelles des Allemands sur l’avenir d’un pays – l’ex-Yougoslavie – qu’ils n’avaient jamais aimé que de détrôner le mark allemand de son statut dominant en Europe, et donc de faire de l’euro la monnaie unique de l’Union. La négociation de Maastricht porta donc beaucoup plus sur ce dernier sujet que sur les prémisses de la guerre yougoslave.
Mais à peine retombées les suites du succès des partisans de l’euro, les Européens durent faire face aux bouleversements de la guerre en Yougoslavie. L’actualité, chaque jour, à chaque réunion, était tragique. Le temps était à trouver des parades, à organiser la survie des populations, à engager des troupes, et plus à réfléchir posément à la nouvelle organisation de l’Europe. Le temps n’était pas plus, pour une puissance virtuelle comme l’Union, à s’investir dans la recherche d’un apaisement extérieur à ses limites.
L’Europe appréciait-elle d’ailleurs l’évolution du monde ? Ainsi jugeait-elle « incongru », comme le rappelle Thierry de Montbrial, le voyage conjoint des dirigeants brésilien et turc à Téhéran dans le vain espoir de peser sur la politique nucléaire de l’Iran. Plus grave était la sidération suscitée en France par la brutale poussée russe en Afrique. Plus grave encore peut-être, le malentendu sur le « pivot » qu’Obama entendait faire effectuer aux États-Unis vis-à-vis de la Chine. Par « pivot », nombre d’Européens pensaient que le président américain allait consacrer davantage d’intérêt à sa relation avec Pékin. Mais l’Europe découvrait assez vite que ce qui était en jeu était vraiment grave : une rivalité, à perspective quasiment militaire, entre deux puissances crispées sur l’ambition du premier rang. Et Thierry de Montbrial de rappeler sur ce sujet combien dangereux la vieille prédiction de Thucydide selon laquelle la vraie cause des guerres résulte de la détermination d’une puissance établie à se défendre de l’immédiat rival.
Finalement alertés sur leurs jugements défaillants (« mondialisation heureuse » ou « fin de l’Histoire »), les Occidentaux peuvent encore réagir à la lumière des analyses que Thierry de Montbrial, année après année, persévère à exposer. Grossièrement résumée, la médecine s’articule autour de quelques vérités sévères. Fin de la fin de l’Histoire… La démocratie, heureusement encore vive, tardera pourtant à surmonter d’autres dogmes institutionnels. Fin de la chevauchée du bien contre le mal. Les expéditions d’Afghanistan, ou d’Irak, ont servi de leçons. Prise de conscience des permanences historiques : que les Occidentaux, comme les Russes, sachent bien, à propos du conflit ukrainien, que chacun sait lire les cartes géographiques avec l’aide de l’histoire ; et que chacun soit conscient que les questions de sécurité ne peuvent se résumer à des slogans. Chacun est certes libre de choisir ses alliés, son protecteur : mais qu’en était-il dans les Caraïbes d’octobre 1962 ? Et peut-on éviter de discuter de la suggestion russe selon laquelle la sécurité de l’un doit tenir compte de la sécurité de l’autre ? Et Thierry de Montbrial ne devrait pas être le seul à rappeler que la première condition de la sécurité est de disposer d’une défense nationale crédible.
Tout ceci suggère moins de paroles que des actes. D’où, quel que soit son bord, l’utilité de renouveler la lecture des recommandations du président de l’Ifri. Elles sont respectueuses de celles des autres, et n’empêcheront pas de consulter Samuel Huntington, George Kennan, Thomas Friedman, Zbigniew Brzezinski…
Mais elles inviteront à se garder des communiqués de victoire et des condamnations hâtives. Elles en appellent simplement à la modération du jugement et à la persévérance dans l’apaisement.
Alain Dejammet
Ambassadeur de France
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