Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2025 de Politique étrangère (n° 4/2025). Marc Julienne, directeur du Centre Asie de l’Ifri, propose ici une analyse croisée des ouvrages de Joel Wuthnow et Phillip C. Saunders, China’s Quest for Military Supremacy (Polity, 2025, 256 pages) et de Fiona S. Cunningham, Under the Nuclear Shadow: China’s Information-Age Weapons in International Security (Princeton University Press, 2025, 400 pages).

La montée en puissance spectaculaire de l’Armée populaire de libération (APL) depuis deux décennies, et les démonstrations de force autour de l’île de Taïwan comme lors du défilé militaire à Pékin le 3 septembre 2025, suscitent un intérêt accru pour ce que l’on peut désormais qualifier de deuxième armée du monde. Pourtant, les questions militaires chinoises restent un champ d’étude de niche, en raison de l’opacité de l’APL et du peu de sources disponibles (et de moins en moins disponibles, pour être précis). Aussi, l’ouvrage de Wuthnow et Saunders, comme celui de Cunningham, constituent-ils des ressources précieuses pour mieux comprendre cette organisation militaire et ses ambitions, selon des approches toutefois assez différentes.
China’s Quest for Military Supremacy est un ouvrage généraliste sur l’APL, qui revient sur l’histoire, les capacités et les ambitions de l’armée chinoise ainsi que sur ses relations avec le Parti communiste et l’État. De l’aveu même des auteurs, l’ouvrage est né des cours qu’ils dispensent à l’Université de la Défense nationale à Washington et ne défend pas une thèse particulière, comme l’illustre d’ailleurs l’absence de conclusion générale. Il constitue néanmoins une entrée en matière très complète pour les étudiants, chercheurs et analystes qui souhaitent comprendre les rouages de l’APL, avec certains biais induits par la vision américaine, mais qui ne perturbent pas l’essentiel du propos.
À l’inverse, Under the Nuclear Shadow se distingue par un ancrage véritablement académique et une thèse méthodiquement défendue. L’auteure y développe le concept de « substitution stratégique » pour qualifier la stratégie chinoise d’utilisation de nouveaux « armements de l’ère de l’information » (information-age weapons) – les cyberarmes offensives, les missiles de précision et les armes anti-espace –, afin d’exercer une coercition sur ses adversaires en dépit de certaines insuffisances en matière de dissuasion conventionnelle et nucléaire, en particulier face aux États-Unis.
Alors que l’ouvrage de Wuthnow et Saunders repose très largement sur la littérature américaine, Cunningham se fonde massivement sur des sources chinoises récentes et un travail de terrain qui confère à son ouvrage un apport scientifique important, outre sa contribution conceptuelle au champ des études de la guerre et de la stratégie.
China’s Quest for Military Supremacy est donc un ouvrage pédagogique et accessible pour se familiariser avec la structure, l’organisation, les capacités et la stratégie de l’armée chinoise. Les auteurs détaillent notamment certaines analyses consensuelles et essentielles sur la modernisation des équipements, avec un accent mis sur l’informatisation (au cœur de la thèse de Cunningham) et la modernisation du combat, en particulier l’interarméisation, soit la capacité à mener des actions coordonnées entre différentes forces et dans différents domaines. Sur le plan politique, la centralisation du commandement au sein du Parti communiste et entre les mains de Xi Jinping au cours de la dernière décennie est un élément central pour la compréhension de la transformation technologique, opérationnelle et politique de l’APL. La réforme de la Commission militaire centrale (CMC) impulsée par Xi Jinping en janvier 2016 illustre à la fois cette centralisation politique et l’accent mis sur la dissuasion nucléaire, mais aussi les capacités cyber et spatiales. Cette centralisation montre cependant peut-être ses limites, au vu des purges incessantes qui secouent l’APL, et jusqu’à la CMC. La question (incontournable) de l’unification avec Taïwan est également traitée à travers différents scénarios, dans un chapitre dédié.
Concentrons-nous ici sur le sujet plus controversé qu’est l’empreinte internationale de l’APL. Que la Chine ait des ambitions militaires globales fait largement consensus, mais l’évaluation de son empreinte actuelle, de ses ambitions précises et de sa capacité à les atteindre, et à quel horizon, fait débat. Les auteurs de China’s Quest for Military Supremacy proposent une analyse maximaliste de la stratégie globale de l’APL (chapitre 8), considérant que la Chine a d’ores et déjà une empreinte internationale significative. Ils prennent comme exemples la base de l’APL à Djibouti, la contribution chinoise aux opérations des Casques bleus ou encore les opérations anti-piraterie dans l’océan Indien, mais aussi des exemples plus discutables tels que le nombre des attachés de défense ou les capacités militaires transfrontalières, comme celles de l’Armée des missiles et des forces aérospatiale et cybernétique. Ils reconnaissent toutefois que « l’APL est devenue un acteur global mais pas encore une puissance globale ». Ils précisent également que l’APL manque d’un organe de commandement interarmées robuste pour coordonner les opérations extérieures ainsi que des capacités logistiques suffisantes, indispensables pour projeter des forces loin du territoire national.
Wuthnow et Saunders estiment par ailleurs que ces limites ne sont pas le signe d’une faiblesse de l’APL mais qu’elles entrent en cohérence avec sa stratégie de défense, dont les priorités demeurent la protection du territoire et la capacité à mener un conflit de haute intensité en Asie de l’Est (donc dans l’environnement géographique immédiat). Ainsi, si l’ambition de la Chine est manifestement globale, sa mise en œuvre est, primo, plus ardue qu’on ne le dit souvent et, secundo, moins prioritaire que le théâtre est-asiatique.
Les auteurs abordent aussi la question controversée des bases chinoises à l’étranger. Depuis le début des années 2000, nombre d’observateurs fantasment l’ouverture de bases de l’APL à travers le monde, du golfe de Guinée au Pacifique Sud et parfois jusque dans les Caraïbes. Aujourd’hui, une seule de ces bases s’est matérialisée, celle de Djibouti en 2017, tandis que des soupçons forts se portent sur la base navale cambodgienne de Ream. Les prises de participation d’entreprises d’État chinoises dans une multitude de ports commerciaux à travers le monde font également l’objet d’accusations de militarisation latente. Pour autant, l’utilisation d’un port commercial à des fins militaires ne va pas sans difficulté, et surtout sans autorisation des autorités locales, a fortiori dans un contexte de guerre.
L’ouvrage de Fiona Cunningham porte, lui, sur une dimension beaucoup plus ciblée de la stratégie militaire chinoise. Il traite d’ailleurs moins de la dissuasion nucléaire (comme pourrait le laisser penser le titre) que des capacités conventionnelles de la Chine, qui lui permettraient d’escalader dans une crise sans atteindre le chantage nucléaire : autrement dit, une dissuasion conventionnelle à l’ombre de la dissuasion nucléaire.
L’auteure part du constat que les puissances nucléaires sont face à deux options dans le « dilemme de la guerre limitée » (limited-war dilemma) : soit elles menacent de recourir à des moyens conventionnels supérieurs (quand elles le peuvent) ; soit elles recourent directement au chantage nucléaire (quand elles ne disposent pas de moyens conventionnels supérieurs). Cunningham analyse que la Chine a opté pour une troisième option : la « substitution stratégique ». Pékin aurait choisi de développer des armes qui ne délivrent pas de supériorité conventionnelle complète mais lui permettent d’user de leviers de coercition dissuasifs, sans atteindre le seuil nucléaire.
En tant que concept théorique, la substitution stratégique pourrait éventuellement s’appliquer à d’autres puissances nucléaires. L’Inde, par exemple, en position de supériorité conventionnelle avec le Pakistan mais d’infériorité face à la Chine, pourrait emprunter le même chemin.
La substitution stratégique est donc un apport conceptuel intéressant, mais qui connaît bien sûr certaines limites. D’abord, et comme le reconnaît l’auteure, l’efficacité de cette stratégie n’a pas été vérifiée empiriquement. Cunningham se repose sur divers exemples historiques pour démontrer les lacunes conventionnelles et nucléaires de la Chine, mais le levier des « armes de l’ère de l’information », qui viendrait se substituer à ces lacunes, n’a pas encore été utilisé.
On peut également trouver que les « armes de l’ère de l’information » sont insuffisamment définies : il s’agit selon l’auteure d’armes dont la caractéristique est la « dépendance vis-à-vis des réseaux d’information ». Or, non seulement cette définition est peu élaborée, mais les systèmes d’armes retenus dans l’ouvrage ne correspondent pas tous nécessairement à cette définition (un missile balistique traditionnel, par exemple, est peu dépendant des systèmes d’information), et bien d’autres systèmes d’armes auraient pu être considérés, comme les drones (aériens, navals et terrestres, pilotés ou autonomes).
Il n’en reste pas moins que China’s Quest for Military Supremacy et Under the Nuclear Shadow sont deux ouvrages qui stimulent la réflexion et le débat autour de l’évaluation des capacités militaires de la Chine.
Marc Julienne
Directeur du Centre Asie, Ifri
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.