Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2025 de Politique étrangère (n° 4/2025). Aline Leboeuf, ancienne chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose ici une analyse de l’ouvrage de Gilles Dorronsoro, Le plus grand de tous les maux. Sociologie des guerres civiles (CNRS Éditions, 2025, 304 pages).

Gilles Dorronsoro pose un regard de sociologue sur les guerres civiles, un objet qu’il étudie depuis les années 1990. Il mobilise les recherches d’une communauté de chercheurs spécialisés mais aussi les apports de « sociologues majeurs », dont Pierre Bourdieu. Critiquant les études quantitatives, il montre les limites de bases de données fréquemment citées. Liant empirisme, comparatisme et « propositions théoriques », il construit un « système explicatif » qui définit la guerre civile comme « la confrontation violente d’ordres sociaux ». Ceux-ci, dont l’État fait partie – y compris quand il est divisé –, se distinguent par leur « capacité à exercer une violence collective et organisée ».

L’émergence des guerres civiles est le fruit de « processus ou (de) configurations sociales », comme la marginalisation d’une partie de la population, le déclin des institutions étatiques, un conflit entre élites pour contrôler l’État ou une situation où « les protestataires ne disposent pas d’institutions » pour négocier avec l’État. De ce constat découlent trois modèles « d’entrée en crise » : des mobilisations sans mobilisateurs, une « dérégulation du champ politico-administratif » divisant les élites, ou la formation d’« organisations politico-militaires » pour renverser l’État. Ces modèles rendent compte de l’évolution des guerres civiles : elles tendent vers une concentration des organisations sachant le mieux mobiliser leur capital militaire et rationaliser leur bureaucratie.

Fruits de transformations sociales, les guerres transforment les sociétés. La valeur et la distribution des ressources, comme le capital militaire, varient. Les « domaines d’activités spécialisées » se réorganisent, transforment leurs relations. Transformations sociales et incertitudes amènent l’individu à réfléchir « stratégiquement » à ses comportements, à sa situation ou son identité. Comprendre l’organisation de ces « nouveaux ordres sociaux » exige de s’interroger. Comment les individus s’engagent-ils en leur faveur ? Quels sont les processus de légitimation de ces ordres et leur mode de gouvernement de la population ? Quels sont les différentes structures observables et leurs « dispositifs de rationalisation et de discipline » ?

Au-delà de ces questions, l’auteur insiste sur l’influence du système transnational, marqué par la « stabilité des frontières internationales depuis 1945 » et la présence d’acteurs internationaux semblables (des ONG aux États-Unis…). Ceux-ci apportent capitaux et normes internationales mais cet « effet de système » est centrifuge et peut prolonger les conflits. Surtout, le « champ bureaucratique transnational » conduit à la « perte d’autonomie et de cohérence des institutions », et à une forme de « dépolitisation ».

Gilles Dorronsoro s’interroge en outre sur la dimension stratégique de la création de milices ou des violences extrêmes. Il semble toutefois considérer la distribution du capital militaire comme une « donnée » pouvant varier, sans détailler ce qui compose ce capital. On ne trouvera donc pas dans ce livre de réflexions sur les armes utilisées, sur les rapports de force, sur les tactiques, ni sur les batailles. Les études stratégiques ou militaires sont absentes de l’ouvrage, ce qu’on peut regretter. La guerre civile n’est-elle pas, aussi, l’affrontement des volontés, le choc des armes, avec le sang versé ?

Aline Leboeuf

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