Cet article a été publié pour la première fois dans Politique étrangère, n° 2/1954, avant d’être republié dans le numéro du 70e anniversaire de la revue (n° 4/2006).

Robert Rochefort (1911-2005) fut directeur de cabinet de Robert Schuman, à la présidence du Conseil (1947-1948) puis au ministère des Affaires étrangères (1948-1953). Il a participé à la création du Haut commissariat aux réfugiés (HCR) en 1951 et a représenté la France auprès de l’Organisation des Nations unies (ONU). Écrit trois ans après la résolution de Bruxelles, fondatrice de l’ancêtre de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), cet article analyse dans les termes de l’époque les problématiques démographiques de l’après-guerre, notamment le cas des millions de personnes dont l’Europe, détruite par le conflit, semble ne plus pouvoir assurer la survie.

Lorsque les dix-huit gouvernements représentés à Bruxelles en novembre et décembre 1951 à l’hôtel Atlanta adoptèrent la résolution qui porte le nom de la capitale belge et créèrent l’organisation alors nommée Comité intergouvernemental provisoire pour les mouvements migratoires d’Europe, un acte important, sous une apparence modeste, venait d’être fait dans un domaine jusqu’alors trop négligé. Le problème des populations excédentaires de l’Europe — problème qui, entre les deux guerres, avait joué si puissamment contre la paix, puisqu’il avait servi de base à la théorie de l’espace vital et de prétexte à une politique d’agression — venait en effet d’entrer réellement dans la voie de l’organisation et de la coopération internationales. Il n’y entrait sans doute que sous une forme provisoire à titre d’expérience, avec des moyens limités, en dehors des Nations unies et en quelque sorte par la petite porte, sous le seul aspect de l’émigration outre-mer, mais il y entrait cependant, et par là le problème se trouvait porté, au même titre que l’avait été celui des personnes déplacées, celui des réfugiés arabes en Palestine, ou celui de la reconstruction et de l’assistance en Corée, au rang des grands problèmes internationaux jugés dignes d’un effort international.
Le nom de Bruxelles restera associé à ce texte dont l’importance réelle dépasse de loin l’apparence et les dispositions modestes. On a parfois critiqué cette résolution en disant en particulier qu’on avait alors commis l’erreur de ramener toute la question de l’émigration outre-mer à une affaire de transports. Mais c’était en un temps où beaucoup de gouvernements hésitaient encore soit sur la nécessité de l’effort à entreprendre, soit sur le type d’organisation le mieux qualifié pour l’entreprendre. Entre le projet présenté à Naples par le BIT et ce qu’on appelait alors le projet américain ou projet de l’OIR, les différents gouvernements, et dans plusieurs pays les autorités nationales elles-mêmes, d’un côté les Affaires étrangères, de l’autre les ministères du Travail, se trouvaient souvent divisés. On reprochait généralement au premier projet son ambition, tout en soulignant qu’il n’avait pas l’appui des États-Unis ; au second on reprochait sa modestie. Les organisations et instances internationales, OECE, Conseil de l’Europe, pour n’en citer que deux, se rangeaient elles-mêmes d’un côté ou de l’autre, et l’on put craindre ce que M. Giusti del Giardino a appelé à l’époque la « guerre des organisations ». En fait, l’espoir de voir aboutir après l’échec de Naples le mince projet présenté à Bruxelles, projet qui représentait pour ceux qui ont bien voulu le comprendre alors un essai de mise en œuvre de la solidarité internationale dans le domaine des migrations outre-mer, ne tenait vraiment qu’à un fil ; c’est miracle que celui-ci ne se soit pas brisé.
Je n’ai pas l’intention de présenter une description systématique du problème des populations excédentaires de l’Europe. Ce serait trop long et fastidieux, car ce problème, comme tous les problèmes posés à l’Europe, est infiniment complexe. Tout est toujours très compliqué chez nous, Européens, et il est difficile de ramener ce problème à quelques notions simples. Il s’agit en effet d’un problème économique et d’un problème humain, d’un problème humain et d’un problème politique, d’un problème politique et d’un problème social, d’un problème social et d’un problème démographique. II se pose en Europe, et il se pose à l’Europe. II se pose à l’Europe et il se pose au monde libre tout entier. Il est actuel et il est ancien. Il affecte ici les Latins, les Méditerranéens ; il affecte également l’Allemagne et les Pays-Bas. Il est hétérogène dans les éléments qui le composent, divers dans ses origines ; ici, il s’agit surtout d’éléments démographiques et là d’événements historiques ; divers également dans ses solutions. Si même nous n’en retenons qu’une, celle que le Comité des migrations a pour tâche de mettre en œuvre, c’est-à-dire l’émigration vers les pays d’outre-mer, nous aurons vite fait d’apercevoir que cette solution soulève une masse extraordinaire de questions avec l’émigration d’un côté et de l’autre l’immigration et toutes les perspectives qui s’ouvrent sur l’ensemble du monde.

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