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Le Système monétaire européen après cinq ans, par Raymond Barre (1984)

Alors que la crise de l’euro continue d’agiter le débat public, on pourra relire avec intérêt ce premier bilan du Système monétaire européen, dressé cinq ans après sa création, publié dans Politique étrangère no 1/1984. Raymond Barre, Premier ministre lors de la mise en place du SME et partisan de la rigueur monétaire, en souligne les trois apports principaux : une plus grande stabilité des monnaies, la convergence des politiques économiques (on pense ici au tournant de la rigueur pris par la France au printemps 1983) et l’absence du recours au protectionnisme. S’il convient que le SME doit s’améliorer – et notamment se doter d’une politique commune vis-à-vis du dollar –, Raymond Barre appelle à un usage plus large de l’ECU, notamment dans les opérations commerciales, à sa reconnaissance en tant que monnaie, et conclut à son rôle politique comme accélérateur de la construction européenne.

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Le Système monétaire européen fonctionne maintenant depuis cinq ans. C’est un beau succès pour une réalisation communautaire qui suscita au départ beaucoup de scepticisme, sinon d’hostilité. Le SME marquait l’aboutissement d’un long effort pour doter la Communauté d’une organisation monétaire qui lui permette d’affirmer son originalité et de rechercher la stabilité. C’est en février 1969, alors que l’on pouvait déjà pressentir ce que l’on devait appeler plus tard la « crise monétaire internationale », que j’avais présenté au nom de la Commission des Communautés européennes, des propositions en vue d’organiser une coopération économique et monétaire plus étroite entre les Six. Ce fut à l’époque une proposition tenue pour insolite. La réponse fut donnée en termes de surenchère : pourquoi faire preuve de tant de timidité et de prudence alors que la Communauté devrait devenir à terme une Union économique et monétaire ! De sommets en conseils, on discuta avec une imagination plus inhibitrice que créatrice les conditions et les étapes d’une telle Union. Alors naquit le « Serpent dans le tunnel », puis le « Serpent sans tunnel » ; puis le « Serpent » perdit quelques-uns de ses anneaux au beau milieu des vicissitudes monétaires internationales, liées aux difficultés du dollar et au premier choc pétrolier. Un mouvement récurrent de va-et-vient saisit notamment le franc français entre 1974 et 1976. Au lendemain des élections législatives françaises de mars 1978, l’équilibre extérieur français ayant été rétabli, le franc français ayant été stabilisé, les perspectives économiques et politiques françaises paraissant mieux assurées, le président Giscard d’Estaing et le chancelier Schmidt décidèrent de relancer le projet d’organisation monétaire de la Communauté.

Grâce à la volonté et à la force de persuasion du chancelier de la République fédérale, les réticences allemandes, à de nombreux niveaux, furent surmontées. Le Système monétaire européen fut mis en place, seule la Grande-Bretagne décidant de rester à l’écart du régime de changes stables, mais ajustables, qui est l’un des éléments constituants de ce système. La Grande-Bretagne acceptait cependant le principe du SME et la livre sterling était prise en compte dans la définition de l’unité de compte du système, l’ECU. Ce qui avait été cependant décisif, c’était la volonté commune franco-allemande, reposant sur une plus grande convergence des conceptions économiques et des politiques économiques. Entre mars 1979 et mai 1981, la stabilité du deutschmark et du franc français allaient permettre une évolution ordonnée et satisfaisante du SME. A partir de mai 1981, les fortunes du franc français furent plus changeantes. Le SME fit alors preuve d’une grande souplesse d’adaptation, tandis qu’il apparaissait de plus en plus comme un butoir aux excès de certaines politiques économiques incompatibles avec la logique interne et les disciplines de la Communauté. Mais le SME est devenu en même temps un instrument efficace au service de l’Union des pays de la Communauté : aussi bien par la stabilité économique et monétaire qu’il tend à promouvoir au sein de la Communauté et au sein des relations monétaires internationales, que par le rôle que commence à jouer et que semble devoir de plus en plus jouer l’ECU.

Depuis sa création, le Système monétaire européen a eu trois consé quences importantes pour les pays de la Communauté.

Il a tout d’abord permis une stabilité des taux de change plus grande entre les monnaies des pays-membres qu’entre ces monnaies et le dollar, le yen ou la livre sterling. La variation mensuelle moyenne du taux de change effectif des monnaies au sein du SME a été de 1,2 % à 1,5 % dans la période 1979-1983 alors qu’elle a été de 2,3 à 2,8 % pour le dollar, le yen et la livre.

Entre 1979 et 1983, si l’on prend le deutschmark pour référence, les fluctuations des taux de change des sept autres monnaies du SME ont été de 0,5 à 0,8 %, alors que les fluctuations du dollar, du yen et de la livre étaient de 2,4 à 2,7 %.

Certes, des réalignements monétaires ont eu lieu assez fréquemment au sein de la Communauté : sept en cinq ans. Le système admet des dévaluations ou des réévaluations des taux de change ; mais il a été à l’origine conçu pour éviter des ajustements de change trop fréquents grâce à une meilleure convergence des politiques économiques. De ce point de vue, son succès n’est pas encore satisfaisant, bien que certains progrès aient été enregistrés au cours des deux dernières années.

En particulier, l’évolution des taux de change au sein de la Communauté depuis 1979 n’a plus sur-compensé les différentiels d’inflation. Il n’y a eu dans les relations de change entre les monnaies de la Communauté ni surappréciation, ni surdépréciation, analogues à celles que l’on a pu observer pour d’autres monnaies qui flottent isolément, et notamment pour le dollar. Le fonctionnement du SME a ainsi permis, à l’occasion des ajustements de change, d’exercer une pression constante en faveur d’une plus grande stabilité des prix.

Ceci tient pour une large part à ce que les décisions relatives aux cours-pivots tendent à devenir des décisions collectives. Alors qu’auparavant les institutions communautaires se bornaient à ratifier des décisions unilatérales, des négociations serrées se déroulent maintenant au sein du Comité monétaire et du Conseil des ministres et évitent des modifications excessives, notamment des « dévaluations de combat ».

Enfin les réalignements tendent à être multilatéraux : pays à monnaie faible et pays à monnaie forte y apportent leur contribution, même si, pour ces derniers, la réévaluation de leur monnaie est parfois un « geste politique » plus qu’une mesure totalement justifiée par des raisons économiques.

Si le Système monétaire européen n’a pas contribué davantage à une plus grande stabilité monétaire, c’est, semble-t-il, pour deux raisons. D’une part, les changements des cours-pivots ont été parfois retardés par des considérations politiques : certains ajustements ont donc dû être effectués « à chaud ». D’autre part, comme l’a souligné la Commission des Communautés européennes, certains pays-membres ont recouru à de larges emprunts sur le marché international des capitaux ; ils ont ainsi évité de recourir aux facilités conditionnelles prévues par le Système. Les arrangements prévus pour le soutien monétaire à court terme et pour le concours financier à moyen terme — qui imposent des engagements de politique économique — n’ont pas été utilisés alors que les crédits inconditionnels à très court terme que se font les banques centrales ont fait l’objet d’importants tirages. Le recours aux « facilités communautaires » pour des raisons de balance des paiements n’a été effectué que par la France en mai 1983 (emprunt de 4 milliards d’ECU).

La seconde conséquence de la mise en place du Système monétaire européen a été de favoriser une plus grande convergence des politiques économiques entre les Etats-membres. Certes la coordination « institutionnalisée » de ces politiques est loin d’être réalisée et ne paraît pas devoir l’être de sitôt. Mais on voit s’établir ce que l’on pourrait appeler une « surveillance » des politiques, au sens où le Fonds monétaire international emploie ce concept pour les taux de change.

Depuis deux ans, par la force des choses souvent plus efficace que la volonté des hommes, les pays membres du SME mettent en oeuvre des politiques tendant à réduire leurs déficits budgétaires, à redresser leurs balances de paiement, à obtenir une évolution plus modérée des revenus et à améliorer la situation financière des entreprises. L’objectif de lutte contre l’inflation et de retour à la stabilité est devenu un objectif accepté par tous. L’avertissement que constitue pour un gouvernement l’affaiblissement de sa monnaie dans un régime de changes stables l’oblige à ne pas éluder les réalités ou à ne pas différer indéfiniment les choix indispensables.

En troisième lieu, la coopération économique et monétaire qui s’est intensifiée par l’intermédiaire du SME a écarté de certains pays la tentation protectionniste que les difficultés internes auraient pu susciter. Certes, droits de douane et contingents n’existent plus au sein de la Communauté, mais on ne peut pas dire que les obstacles non tarifaires aux échanges, comme les normes, l’impossibilité ou la grande difficulté d’obtenir des marchés publics au sein de chaque Etat-membre, aient disparu : il n’y a pas encore de vrai grand marché intérieur au sein de la Communauté. Il aurait été grave que l’augmentation du chômage ou certaines difficultés régionales ou sectorielles ou que de trop graves déséquilibres de balance des paiements eussent conduit à des mesures de sauvegarde intracommunautaires. En même temps que celles-ci étaient écartées, la Communauté pouvait, sur le plan international, éviter de donner un exemple de retour au protectionnisme, qui n’aurait pas manqué de susciter une fâcheuse contagion.

Aujourd’hui en tout cas, les pays membres du SME peuvent effectuer de 40 à 50 % de leur commerce extérieur dans des conditions très favorables de liberté des échanges et de relative stabilité des changes.

Je ne m’étendrai pas sur les déficiences du SME que certains critiques ont mises en relief. Les interventions des banques centrales à l’intérieur des marges ont été pratiquées en dollar, ce qui ne favorise pas la cohésion du système ; mais l’avantage considérable du dollar est qu’il est la monnaie d’intervention par excellence pour une banque centrale et on ne voit pas quelle monnaie communautaire, y compris le deutschmark, pourrait jouer un rôle similaire. On observera cependant que les interventions en monnaies du Système effectuées à l’intérieur des marges ont représenté, sur les cinq années passées, plus de la moitié des interventions.

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[Les grands textes] Le système mondial : réalité et crise (Marcel Merle, 1978)

En 1978, Marcel Merle publie un texte sur la gouvernance internationale dans Politique étrangère, no 5/1978. Ce texte est issu de l’exposé présenté lors du colloque franco-iranien des 4 et 5 juillet 1978 au Centre d’études de politique étrangère. Il est paru simultanément dans la Revue de Relations internationales publiée par le Centre des hautes études internationales de l’Université de Téhéran.

Marcel Merle (1923-2003), agrégé de droit public en 1950, consacre sa thèse au procès de Nuremberg. Dans plusieurs de ses ouvrages, il insiste notamment sur la nécessité de ne pas limiter les relations internationales aux seuls rapports entre États, et s’intéresse à la décolonisation et à la montée en puissance de nouveaux acteurs. Auteur de Sociologie des relations internationales (1974), il ouvre la voie à l’étude des nouvelles relations internationales. Il prend la direction de l’Institut d’études politiques (IEP) de Bordeaux, avant d’enseigner à l’IEP de Paris et à l’Université de Paris I, où il est nommé professeur émérite. Son dernier ouvrage publié est : La Politique étrangère (Paris, PUF, 2005).

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Ce bref exposé introductif n’a pas d’autre objet que de planter le décor qui doit servir de toile de fond à nos débats. Il ne prétend nullement présenter un tableau exhaustif ni, surtout, définitif de la situation mondiale. Mais il permettra peut-être, par les réactions qu’il provoquera, de dégager le minimum d’accord nécessaire à l’interprétation correcte des problèmes locaux ou régionaux qui intéressent plus directement les participants au colloque.

Les réactions à prévoir sont d’autant plus normales que le point de vue présenté en guise d’introduction sera forcément empreint de subjectivité. Contrairement à une opinion assez répandue, le point de vue de Sirius n’existe pas. Existerait-il, qu’il serait d’ailleurs partiel et falsifié puisqu’il ne pourrait prendre en compte ce qui se passe du côté de la « face cachée de la terre ». Tout observateur est situé, topographiquement, politiquement et idéologiquement, quels que soient ses efforts en vue d’atteindre l’objectivité. Le seul point commun entre tous les participants réside dans la simultanéité des points de vue. Mais la coïncidence dans le temps ne suffira certainement pas à abolir la diversité des appréciations. Cette diversité constituant une richesse, il importe que les propos émis au début du colloque ne soient pas traités comme des conclusions mais comme des propositions à débattre.

Pourquoi placer ces réflexions sous le vocable de « système » ? La question n’est pas indifférente. Pour qualifier le même exercice, on se serait contenté, autrefois, de parler d’analyse de situation. Dans une certaine mesure, il est vrai que l’utilisation du terme de système constitue une certaine concession à la mode : chacun sait que la théorie des systèmes connaît actuellement une grande vogue, et certains croient pouvoir, en se parant de ce vocable, donner plus de poids à leurs opinions. S’il ne s’agissait que de cela, mieux vaudrait renoncer à l’usage d’un terme qui n’aurait pas d’autre valeur que celle d’une étiquette ou d’une couche de peinture. Dans mon esprit, le terme de système est un outil de travail qui a déjà le mérite de nous dispenser d’utiliser d’autres concepts beaucoup trop ambitieux (comme celui de « société internationale ») ou beaucoup trop vagues (comme celui de « relations internationales »). En dehors de cette vertu négative, le terme de système a l’avantage de nous astreindre à rechercher, dans la confusion que nous offre le spectacle de la réalité, un minimum de cohérence dans la configuration des forces et dans le mode de fonctionnement des relations entre ces forces.

À partir de cette incitation, il est possible d’établir rapidement l’existence d’un système international pour mieux analyser ensuite la nature et la signification de la crise qui affecte actuellement la vie de ce système.

 

I. La réalité du système mondial

On entend généralement par « système » un ensemble de relations entre un nombre déterminé d’acteurs, placés dans un environnement spécifique et soumis à un mode de régulation adéquat. Cette définition abstraite est évidemment susceptible de nombreuses applications. Dans quelle mesure le concept de « système » est-il applicable aux relations internationales, autrement dit pourquoi et en quel sens est-on fondé à parler d’un « système mondial » ?

Pour répondre à cette question, il est important d’observer que le qualificatif (mondial) compte autant que le substantif (système).

La première innovation réside, en effet, dans un changement d’échelle. On parlait autrefois, sans apporter beaucoup de rigueur à la définition, de « système européen » ou « bismarckien », etc. Si l’on est en droit, aujourd’hui, de parler de système « mondial », c’est essentiellement à cause des bouleversements apportés dans les relations internationales par le progrès technique et, notamment, par l’accélération des communications qui a eu pour effet de réduire, sinon d’abolir, les obstacles traditionnels du temps et de la distance. Deux exemples en apporteront la preuve. Dans le domaine de l’information, les communications sont désormais quasi-instantanées, grâce à la radio et à la télévision dont les émissions peuvent être diffusées et captées sur toute la surface du globe par l’intermédiaire des satellites géo-stationnaires. Dans le domaine de la stratégie, le perfectionnement atteint par les missiles permet aux projectiles les plus puissants d’atteindre, sans grand risque d’être interceptés, les objectifs les plus éloignés en moins d’une demi-heure. L’espace ne peut donc plus être découpé en théâtres d’opérations séparés ; virtuellement, la planète constitue un champ stratégique homogène, dont toutes les parties sont interdépendantes.

Ces deux exemples suffisent à montrer l’ampleur des innovations imputables au progrès technique. Ces changements sont constitutifs d’une situation qui est dépourvue de tout précédent historique. Il n’existe donc pas de point de comparaison à partir duquel nous pourrions traiter, sur la base de l’expérience acquise, les problèmes internationaux de notre temps. C’est pourquoi le recours à la notion de système peut nous aider à décrypter le type de relations dans lequel nous sommes désormais impliqués.

Mais encore faut-il se garder, pour qu’une telle démarche reste féconde, de toute application mécanique de la théorie des systèmes. Plutôt que de rechercher des analogies factices, il importe de dégager les caractères spécifiques d’un système international qui représente, à beaucoup d’égards, un système original et sans équivalent.

Le système mondial est d’abord un système unique, en ce sens qu’il englobe, par hypothèse, l’ensemble des relations internationales et qu’il ne comporte pas, contrairement aux systèmes partiels ou régionaux qui l’ont précédé, d’alternative. Certes, l’équilibre et les règles de fonctionnement de ce système peuvent connaître (et connaîtront certainement) des modifications substantielles ; mais ces modifications se produiront désormais à l’intérieur du système mondial et ne proviendront pas de l’irruption d’autres acteurs ou d’autres facteurs que ceux qui se trouvent déjà compris dans le système.

De l’universalité des rapports compris dans les limites du système il résulte une seconde caractéristique qu’on peut qualifier de « clôture » : pour utiliser le vocabulaire de l’analyse systématique, on peut dire que le système mondial est dépourvu d’environnement externe. Cela signifie que les contradictions inévitables que comporte le fonctionnement de tout système ne pourront pas être exportées, mais qu’elles se trouveront renvoyées à l’intérieur du système, dont les tensions se trouveront ainsi aggravées. Par là, le système « mondial » se distingue des systèmes internationaux partiels (comme le système européen des siècles passés) qui fonctionnaient avec une marge de sécurité. Cette marge était constituée par l’espace sur lequel les acteurs du système n’exerçaient pas de contrôle direct et dans laquelle ils pouvaient trouver les ressources nécessaires à alimenter leurs propres querelles ou à solder le compte de leurs différends.

La troisième caractéristique du système mondial est sa complexité. Celui-ci tient au fait que ce système est, par hypothèse, la somme ou la récapitulation de tous les sous-systèmes qui le constituent. Aucun autre système n’atteint, par définition, un tel degré de complexité.

Mais ce système est aussi hétérogène, dans la mesure où ses éléments constitutifs sont d’une extrême diversité. Il comprend bien entendu des Etats, mais des Etats très différents par leur taille, par leur puissance, par leur richesse et par la multiplicité des combinaisons qui les unissent entre eux. Il comprend aussi des organisations internationales et des forces transnationales parmi lesquelles figurent aussi bien des Eglises que des firmes multinationales ou l’opinion publique.

Enfin, ce système présente l’inconvénient majeur d’être dépourvu de mode de régulation adéquat, au moins sous la forme d’un pouvoir institutionnalisé et doté d’une autorité effective. A cet égard, nous restons toujours dans l’« état de nature », tel que Hobbes et ses disciples l’avaient imaginé. Certes, l’anarchie qui en résulte peut être compensée par différents mécanismes, tels que l’équilibre des forces ou la coopération internationale. Mais ce ne sont là que des palliatifs dont l’efficacité totale n’est jamais garantie. Le risque d’une explosion du système demeure donc permanent.

C’est à partir de ces caractéristiques qu’on peut essayer d’analyser la crise qui affecte actuellement les relations internationales.

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[L’actualité revisitée] Vers un nouvel ordre économique international (1977)

Dans le sillage du premier choc pétrolier, Pierre Mayer et Jean-Jacques Subrenat analysent dans cet article publié dans Politique étrangère en 1977 les conséquences du bouleversement des rapports économiques entre pays industrialisés et tiers-monde: le nouvel ordre économique international est avant tout porteur d’instabilité et d’incertitudes. Il révèle de fortes divergences d’intérêts, tant entre Nord et Sud qu’au sein des pays en voie de développement. Les auteurs prédisent aux pays industrialisés chômage structurel, inflation et une difficile adaptation à la concurrence brutale de certains pays du tiers-monde. Un texte à relire avec profit, quelques semaines après le sommet de Hainan qui a vu le groupe des BRICS s’élargir à l’Afrique du Sud.

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Si la formule d’un « nouvel ordre économique international » est devenue banale, son contenu n’est ni évident, ni perçu de pareille façon par les pays en développement et les pays industriels. Certains experts le définissent ainsi : apporter aux mécanismes économiques des modifications techniques telles que la réforme du système monétaire international ; ou remettre enfin à jour les règles qui régissent le commerce international ; ou encore, trouver un meilleur équilibre entre la production d’énergie et sa consommation. D’autres, parmi les représentants des pays en développement, pensent au contraire qu’un nouvel ordre ne peut se mettre en place qu’à la condition de prendre appui sur des bouleversements politiques, en même temps que sur de nécessaires améliorations économiques ou techniques. Il est rare qu’une amélioration technique se suffise à soi-même : il lui faut aussi une volonté politique et un projet social. Or, précisément, la période actuelle se distingue par une difficulté accrue de mettre en rapport les moyens et la nécessité. Dans un monde où la trame des interdépendances se trouve resserrée par la vitesse, la multiplication des incertitudes apparaît comme une contradiction lourde de conséquences. La question est souvent posée de savoir si l’ordre économique actuel pousse les différents acteurs à coopérer ou à s’affronter : il s’agit plutôt de savoir si X absence de cohésion et d’organisation, la disparité des situations, la multiplication des aléas en tous genres, ne se traduira pas par une période d’inévitable transit ion,d ont il faudra limiter les inconvénients majeurs.

A – PERSPECTIVES ET RISQUES D’UN NOUVEL ORDRE

Toute explication optimiste tient pour acquise la résorption de la crise sans l’intervention de changements fondamentaux ; c’est croire qu’il suffit de négocier une nouvelle péréquation entre les besoins énergétiques du monde industriel et la nouvelle puissance de marchandage des exportateurs de pétrole. Les pessimistes sont persuadés, au contraire, que les conséquences de la crise pétrolière d’octobre 1973 ne sont pas encore clairement perçues, qu’elles ont été camouflées par l’inflation, par une certaine mise en scène, et par des progrès techniques qui réduisent le sentiment de dépendance vis-à-vis du pétrole. A-t-on sous-estimé la crise pétrolière et, à travers elle, le danger latent d’une expansion économique nourrie de carburants bon marché ? Au cours de l’année 1974, on s’en souviendra, deux explications contradictoires étaient élaborées à l’envi : les économies industrielles tenaient le quadruplement du prix du pétrole pour responsable de la crise économique ; les producteurs de pétrole rétorquaient que leur action ne faisait que mettre en relief, avec une douloureuse acuité, la crise d’un système monétaire inadapté, donc moribond. En toute logique, les effets de la crise pétrolière auraient dû être répercutés immédiatement sur la plupart des pays et à tous les niveaux d’activité : un transfert massif de ressources aurait dû se faire pour transformer le surplus payé par les consommateurs en excédents équivalents pour les pays producteurs et exportateurs de pétrole. Or, si cela a bien été le cas, ni l’ampleur ni la rapidité du phénomène n’ont été suffisantes pour faire éclater un système que les épreuves successives depuis 1945 ont endurci. La différence aurait dû se traduire par une symétrie entre le pouvoir d’achat accru des producteurs et une déperdition concomitante chez les pays importateurs. Or, les transferts ont eu un effet limité sur la capacité d’investissement productif des « nouveaux riches », qui se sont réfugiés dans des dépenses de prestige, de souveraineté ou de spéculation. Quelles ont été les formes de ce camouflage involontaire ?

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[Articles récents] Comment sortir de l’ornière les pays « faillis » ? (S. Michailof)

Article issu de Politique Etrangère volume 76, n°1, paru le 21 mars 2011, rédigé par Serge Michailof, ancien directeur opérationnel à la Banque mondiale, ancien directeur exécutif chargé des opérations de l’Agence française de développement (AFD) et ancien vice-président de Proparco. Il est également professeur à Sciences Po.

 

 

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L’effet d’entraînement des graves crises que connaissent certains États a conduit la communauté internationale à multiplier les tentatives d’aide au redressement. On peut pourtant s’interroger sur l’inadaptation de ces tentatives : dans leurs méthodes de travail, leur cadre conceptuel, dans leur philosophie même. Il faut sans doute pour l’avenir privilégier la reconstruction des institutions régaliennes, seules susceptibles de garantir la réorganisation sociale et le développement économique.

 

Si certains pays du Sud émergents nous disputent désormais la prééminence économique, financière, mais aussi intellectuelle et militaire, à l’autre extrémité du spectre, une cinquantaine de pays représentant environ un milliard d’habitants sont à la traîne : ils ont décroché du processus de mondialisation, ou ne s’y sont jamais intégrés. Les pays dont l’économie est simplement restée stagnante risquent de basculer dans des spirales d’échec qui peuvent les conduire au minimum à des crises sociales et politiques très graves, au pire à la guerre civile. Ce risque de basculement est d’autant plus élevé que ceux-ci cumulent des facteurs de risque spécifiques. Or l’expérience montre qu’il existe un effet d’entraînement sur les pays voisins. Ces pays menacent en conséquence la stabilité régionale à laquelle la communauté internationale ne peut rester indifférente. Celle-ci, qui assume à juste titre un rôle de plus en plus actif pour tenter de sortir ces pays de l’ornière, montre une maladresse et une inefficacité dans ses interventions qui culminent aujourd’hui avec le désastre de l’Afghanistan. Il est de ce fait permis de se demander si les méthodes de travail, le cadre conceptuel et la philosophie générale qui la guident pour traiter ces questions ne sont pas profondément inadaptés. Et même si son action ne finit pas par faire partie du problème. Si tel était le cas, ces modes d’action, tout comme leur cadre conceptuel, exigeraient une radicale remise en cause.

Échec économique et démographie galopante : un mélange instable

Les pays qui ont ainsi trébuché sur le chemin du développement présentent une grande diversité géographique et culturelle, mais aussi des caractéristiques communes. Ils ont manqué leur insertion dans la mondialisation. Au-delà de la stagnation économique, leur autre caractéristique habituelle est une forte démographie. Presque partout, la transition démographique est certes amorcée mais l’inertie de ces phénomènes étant considérable, la période de transition peut s’étaler sur une trentaine d’années. Or si l’économie stagne, c’est la période de tous les dangers. Dans les villes, les jeunes ne trouvent pas d’emploi ; les périphéries se couvrent de bidonvilles et d’habitats spontanés où les conditions de vie sont dégradées. Dans les campagnes, les surfaces cultivées ne suivent pas l’accroissement de la population ; si l’agriculture ne se modernise pas, ce qui est fréquent, la détérioration des écosystèmes mène à des crises malthusiennes comme on le constate au nord du Sahel ou dans certaines vallées afghanes. Enfin, ces pays ont les plus grandes difficultés à assumer leurs responsabilités régaliennes. Sécurité, justice, éducation, soins de santé de base ne sont ainsi plus assurés. Finalement, ces États se trouvent dans une situation de grande instabilité : on les qualifie de « fragiles ».

Un cas caractéristique de cet état d’instabilité provoqué par une démographie galopante dans une économie en berne est celui de la Côte d’Ivoire, dont la population est passée de 3 millions d’individus à l’indépendance, à près de 21 millions aujourd’hui, soit une multiplication par 7 en 50 ans. La crise politique qui y sévit1 depuis 1999 est largement liée à la combinaison de ce choc démographique et de l’échec économique qui affecte le pays depuis 1980. Nombre de pays d’Afrique subsaharienne sont dans une situation analogue; mais aussi certains pays andins d’Amérique latine et d’Asie centrale. Que penser finalement du cas très particulier du Pakistan, qui n’a que récemment débridé sa croissance pour replonger dans une double crise politique et économique ?

La mécanique des spirales d’échec

Les mécanismes qui plongent ces pays fragiles dans des spirales d’échec sont désormais bien identifiés. L’élément déclencheur sur lequel se focalisent les médias relève le plus souvent de l’incident qui tourne mal : un cas très classique est la contestation d’une élection truquée. Cette étincelle serait sans effet majeur en l’absence de facteurs de risque : on a souligné le rôle de la démographie, de la stagnation économique et du déséquilibre démographie/ressources naturelles. Mais d’autres facteurs jouent un rôle tout aussi important.

La géographie peut constituer une source de fragilité lorsqu’une topographie particulièrement difficile fait que le « pays » n’a finalement jamais pu être totalement contrôlé par un pouvoir central, comme l’Afghanistan. D’autres éléments, de nature culturelle ou historique, ne doivent pas être oubliés. Certaines tensions peuvent remonter à un passé lointain, à de très anciennes lignes de fracture, telle la zone de contact entre Afrique blanche et Afrique noire où les affrontements sont toujours d’actualité, de la Mauritanie au Sud-Soudan. Si ces facteurs de risque correspondent à des tendances de long terme à forte inertie, des éléments aggravants sont aussi souvent à l’oeuvre, sur lesquels il peut être possible d’agir, comme l’accès aux armes modernes ou l’accaparement des rentes par une minorité.

La facilité d’accès aux armes modernes est un défi pour le premier des pouvoirs régaliens : le monopole de l’usage de la force. Les querelles tribales se réglaient hier avec arcs, flèches et machettes et si de monstrueux massacres étaient possibles (par exemple au Rwanda), l’autorité de l’État pouvait être vite restaurée, la force publique détenant seule les fusils. Ce n’est plus le cas quand la Kalachnikov peut être acquise pour quelques centaines de dollars, et que cet « outil » est pour son possesseur un investissement rentable.

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