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L’Europe 1972-1980. Données et perspectives politiques, Jacques Vernant (1972)

En cette période de confinement liée à l’épidémie de coronavirus, la rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Jacques Vernant, intitulé « L’Europe 1972-1980. Données et perspectives politiques », et publié dans Politique étrangère en 1972.

Ce document a été rédigé à l’occasion de la réunion des directeurs d’instituts européens des relations internationales qui s’est tenue à Varna (Bulgarie) les 4 et 5 octobre 1972. Conformément aux directives qui avaient été arrêtées au cours des réunions préliminaires, chaque institut devait y présenter une analyse de la situation actuelle en Europe et les perspectives d’évolution dans les huit années à venir, aux points de vue politique, économique et militaire[1]. Les auteurs de cette étude ont mis à profit les observations qui ont été présentées par des personnalités auxquelles elle avait été soumise, et notamment celles du regretté contrôleur général Genevey. Ils tiennent à remercier particulièrement MM. Jean Chauvel, Maurice Couve de Murville, Pierre Gallois, Pierre Maillard, le général Marias, René Massigli, David Ruzié et l’amiral Traub.

L’Europe 1972-1980. Données et perspectives politiques

Le document publié ci-dessous, signé par Jacques Vernant et publié pour la première fois dans Politique étrangère n° 4/1972, a été rédigé à l’occasion de la réunion des directeurs d’instituts européens des relations internationales qui s’est tenue à Varna (Bulgarie) les 4 et 5 octobre 1972. Conformément aux directives qui avaient été arrêtées au cours des réunions préliminaires, chaque institut devait y présenter une analyse de la situation actuelle en Europe et les perspectives d’évolution dans les huit années à venir, aux points de vue politique, économique et militaire[1].

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Analyse de la situation actuelle

Sur le plan global, la situation actuelle nous paraît présenter les traits caractéristiques suivants :
En matière stratégique, l’équilibre qui s’était progressivement instauré entre l’Union soviétique et les États-Unis s’est stabilisé. Le fait nouveau est qu’au cours des dernières années (1969-1972), cette stabilisation est désormais acceptée de part et d’autre comme un fait inéluctable et que l’équilibre stratégique est en quelque sorte « contractualisé ». Les premiers résultats des SALT et les perspectives qu’ils ouvrent, la mise en place en particulier d’une Commission permanente bilatérale compétente pour tout ce qui a trait à l’équilibre stratégique, constitue une nouvelle donnée du système international.
Sur le plan de la politique mondiale, la situation actuelle se caractérise par la réintroduction de la Chine dans le jeu diplomatique. Cette rentrée, consécutive à la fin de la Révolution culturelle qui avait accaparé toutes ses activités et l’avait amenée à abandonner les actions extérieures déjà engagées, est l’effet d’une reprise en considération par Pékin des problèmes internationaux et d’une évolution de ses partenaires, au premier rang desquels les États-Unis, dans un jeu renouvelé. La participation directe chinoise (notamment du fait de son entrée aux Nations unies) à la vie politique internationale a pour conséquence qu’à cet égard on peut parler d’un système triangulaire. La nature des relations de ces trois puissances exclut à moyen terme :
a) un véritable conflit militaire mettant directement aux prises l’une d’entre elles contre une autre[2] ;
b) une convergence politique permettant un véritable front diplomatique de deux d’entre elles contre la troisième.
Une troisième caractéristique de la situation actuelle consiste en l’émergence de conflits d’ordre économique et monétaire d’importance comparable à celle des conflits politiques et idéologiques et susceptibles, dans un avenir non lointain, d’apparaître en première place. La situation actuelle fait en effet apparaître au premier plan des problèmes économiques et monétaires entre les États-Unis et l’Europe ; entre les États-Unis et le Japon ; entre les pays d’Europe occidentale ; entre l’Union soviétique et ses alliés européens ; enfin entre l’Europe occidentale et l’Europe orientale.
Alors que l’Europe ne connaît plus de problèmes politiques sérieux, des conflits persistent en Extrême et au Moyen-Orient, ce dernier ayant une incidence directe sur l’Europe occidentale. En Europe, les problèmes qui paraissaient insolubles et qui provoquaient des tensions dans les années de l’après-guerre ne se posent provisoirement plus à la suite d’initiatives diplomatiques auxquelles ont participé les États européens intéressés et les Quatre qui demeurent responsables des questions ayant trait à l’ensemble de l’Allemagne. Du point de vue politico-diplomatique, l’Europe est devenue une zone de « basse tension », sinon de paix. Les problèmes qui s’y posent sont à la fois d’ordre international (dans le domaine monétaire par exemple) et d’ordre interne : amélioration des conditions de vie (rémunération en termes quantitatifs et qualité de la vie), précarité de certains régimes (Espagne, Portugal, Grèce) ou problèmes de « succession » (Yougoslavie après Tito). Ces problèmes paraissent se poser à l’Est comme à l’Ouest.
Dans ce contexte, les conflits du Vietnam et du Moyen-Orient paraissent à certains égards comme des anachronismes. Ils témoignent en tout cas de la persistance des réalités et des volontés nationales et de l’impuissance des Grands à contrôler des sous-systèmes régionaux.
Sur le plan global, l’évolution actuelle pose la question de savoir quel rôle peut jouer le Conseil de Sécurité de l’ONU et plus précisément quel rôle peuvent jouer ses cinq membres permanents, qui ont en principe égale compétence pour le maintien et le rétablissement de la paix. L’expérience de la concertation à quatre sur le Moyen-Orient tend à prouver que les États-Unis préfèrent la recherche de solutions par le moyen de consultations bilatérales avec l’Union soviétique.

  • Si l’on passe du plan global au plan européen, on y constate l’existence de deux sous-systèmes :
    Du côté occidental, les relations entre les pays européens sont affectées de la contradiction qui était perceptible dès la naissance de l’« Europe » avec la CECA — mais qui s’est révélée plus nettement lorsque le général de Gaulle a dirigé la politique française — entre l’orientation vers une communauté atlantique et l’orientation vers une Europe indépendante. Plus théorique — encore qu’ayant des effets politiques — est une seconde contradiction entre la tendance à l’intégration et la tendance à la coopération ou l’harmonisation. Ces deux contradictions alimentent un débat politique entre les gouvernements et les partis politiques de l’Europe de l’Ouest ; et l’élargissement de la Communauté, bien loin de terminer ce débat l’a ranimé.
    Du côté oriental, il semble que le même débat qu’à l’Ouest oppose les tenants de l’intégration et ceux de la coordination. Le débat correspondant à celui qui existe à l’Ouest entre « atlantisme et indépendantisme » européen n’existe pas à l’Est : l’intégration implique en effet l’intégration avec l’Union soviétique. L’alternative d’une politique indépendante des pays de l’Europe de l’Est n’est envisagée et mise en pratique que par la Yougoslavie, la Roumanie, et à certains égards l’Albanie. Ce contexte crée une disparité entre Européens de l’Ouest et Européens de l’Est et explique les hésitations de certains Européens de l’Ouest devant les prolongements institutionnels de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe.
    Ces difficultés d’aménagement des deux sous-systèmes occidental et oriental européens et les problèmes qui persistent dans leurs relations cœxistent avec des pressions qui se font sentir de part et d’autre dans le sens d’un élargissement et d’un approfondissement des relations économiques, techniques et culturelles intersystèmes. Ces pressions sont plus ou moins marquées selon les pays mais elles ont abouti en ce qui concerne la France et les pays de l’Est, et en particulier l’Union soviétique, à l’institutionnalisation des efforts de coopération et à des réalisations importantes, en même temps que sur le plan politique on constatait un rapprochement significatif des positions françaises et soviétiques sur les problèmes en suspens (Vietnam et Moyen-Orient).
  • Quant aux structures sociales, elles paraissent en voie d’évolution tant à l’Est qu’à l’Ouest. L’Ouest, c’est-à-dire l’Europe de l’Ouest, ne paraît pas être tout à fait sortie d’une crise qui affecte la société de consommation. Elle se caractérise par :
    a) L’accélération des concentrations financières et industrielles dans tous les secteurs importants de la production. Ces concentrations prenant la forme d’entreprises multinationales posent dans certains secteurs des problèmes aux gouvernements nationaux. À ces problèmes, les divers gouvernements ont jusqu’à présent apporté des réponses différentes, le gouvernement français s’en préoccupant plus que ses partenaires européens.
    b) Les opinions occidentales s’interrogent d’autre part sur le rôle que les technocrates jouent en effet et peuvent jouer légitimement dans la société actuelle.
    c) Enfin, l’universalisation du système d’enseignement à un niveau toujours plus élevé, crée des problèmes de débouchés et d’orientation.

À l’Est, il ne semble pas que le problème posé à l’Ouest par les sociétés transnationales ait son équivalent. Par contre, on peut penser que les deux autres questions s’y posent comme en Europe occidentale, à savoir, la place des scientifiques et des technocrates dans la société par rapport aux politiques, et la conciliation de la généralisation et de la prolongation de l’enseignement avec l’orientation des jeunes en fonction des débouchés. Sans doute la planification de l’économie permet-elle en principe de résoudre ces problèmes mais il ne paraît pas sûr qu’en fait, on y parvienne de manière pleinement satisfaisante.

  • Dans le contexte actuel, les intérêts nationaux, chez les grandes puissances, prennent le pas sur les considérations idéologiques. C’est aussi le cas, ce qui ne saurait surprendre, pour les puissances de moindre rang. À l’Ouest, les efforts d’unification butent, nous l’avons dit, sur des intérêts divergents qui, s’ils ne sont pas pris en considération dans un système démocratique, risquent d’avoir des conséquences électorales et politiques qu’aucun gouvernement n’est disposé à affronter. À l’Est, encore que contenus dans le cadre beaucoup plus rigide de la solidarité socialiste autour de l’Union soviétique, les intérêts nationaux ne peuvent cependant être négligés ; mais ils s’affirment plutôt sur le plan économique et culturel que sur le plan politique. À cet égard, les résultats de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe pourraient être un instrument permettant à ces intérêts nationaux de s’exprimer sans pour autant provoquer de crise.

Lire la suite de l’article sur Persée

1. Cet article est le premier d’une série de trois publiés dans ce numéro sous le titre « l’Europe 1972-1980 » ; les deux suivants étaient intitulés : « Données et perspectives économiques », par Mario Levi ; « Données et perspectives militaires », par Jean Klein.
2. Cela n’excluant évidemment pas des incidents de frontières.

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